Miles Davis – « So what »

Enregistré en 1959, l’album « Kind of blue » est peut-être le plus connu de l’histoire du jazz – en tous cas c’est le plus vendu de cette catégorie (plus de quatre millions d’exemplaires à ce jour).

Mais au-delà de ça, il est surtout considéré par beaucoup comme une sorte de Joconde du jazz. Il faut dire qu’il réunit ce qui se faisait de mieux à l’époque: Miles Davis, John Coltrane, Bill Evans, Cannonball Adderley, Paul Chambers… une Dream team avant la lettre!

Et ce qui ressort de cette session, ce n’est pas une compétition où tout le monde tire la couverture à soi pour sortir du lot, mais c’est une émulation fantastique, où chaque membre de la formation est encouragé par les autres à donner le meilleur de lui-même. Du coup chaque solo est magnifique d’inspiration et d’élégance, et tous s’enchaînent avec subtilité.

La fraîcheur qui émane de cet album est en partie due au fait que pour ne pas risquer d’affadir la richesse et l’originalité des improvisations, Miles Davis n’a quasiment pas organisé de répétitions avant les séances d’enregistrement, et il n’a donné à chacun des musiciens que des indications minimales (« C’est ton tour » , « tu prends deux chorus » …). En leur laissant ainsi carte blanche, en leur faisant pleinement confiance, Miles obtient en retour un chapelet de merveilles. Le jazz, quand c’est joué ainsi par des musiciens en état de grâce et intimement connectés les uns aux autres, c’est la preuve musicale que 1 + 1 + 1 = infiniment plus que 3.

Et que dire de ce morceau, « So what » ?

Déjà que cette composition de Miles Davis himself est l’une des plus belles intros de l’histoire du jazz, avec ces quelques notes jouées très lentement au piano. Attribuée officieusement à l’arrangeur Gil Evans, cette introduction est étroitement basée sur l’ouverture de « Voiles » , un prélude composé par Debussy en 1910 (les jazzmen font généralement preuve d’une grande culture musicale).

Ensuite que pour la première fois sans doute, la première exposition du thème est confiée à la contrebasse de Paul Chambers, ponctuée par deux accords joués au piano et aux cuivres (le célébrissime « popom popom popom popom… pam, pam! » )

Dire aussi que « So what » est l’un des plus grands chefs d’oeuvre du jazz « modal » , ce courant dont Miles Davis était l’un des fondateurs. Au rebours du be-bop de Charlie Parker par exemple, qui se caractérise par une accumulation de notes jouées très rapidement (et qui personnellement me gonfle pas mal), le jazz modal se contente d’un petit nombre d’accords afin de laisser aux musiciens la plus grande liberté d’expression possible dans l’improvisation, et il invite à jouer de façon plus légère et moins virtuose. Comme le dit Miles, le principe du jazz modal, c’est d’utiliser moins d’accords, mais de les utiliser à fond, en approfondissant beaucoup plus la richesse et la subtilité de la mélodie.

Et puis il y a quelque chose que j’adore particulièrement dans cet album, et notamment dans « So what » , c’est que c’est le produit d’une sorte de confluence entre le jazz et le classique, notamment grâce à la présence au piano de Bill Evans, grand admirateur de compositeurs comme Ravel ou Debussy (trois de mes musiciens préférés en une seule phrase).

Tout ça fait pour moi beaucoup de raisons d’adorer follement ce morceau…

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