Eddy de Pretto – « Mamere »

Depuis les premiers instants de mes enfants, depuis que j’ai ressenti la merveilleuse douceur de leur maman à leur égard (il y a une photo d’elle avec Dorian, quelques jours après notre sortie de la Maternité, que je regarde souvent avec émotion, en me disant à chaque fois: « Une maman, c’est ça » ) , j’ai compris que c’est dans la relation à notre mère que nous faisons (ou pas) l’expérimentation et l’apprentissage de l’amour.

Que peut bien en apprendre un nourrisson s’il n’est pas bercé, câliné, enveloppé, allaité, couvert de baisers et de mots d’amour murmurés ou fredonnés par la femme dans laquelle sa vie s’est déployée ?

Et comment, si tout cela vient à manquer, pourrait-il ne pas être meurtri, comment pourrait-il ne pas avoir plus tard « le coeur kilogramme » ?

Parfois, le manque et la douleur sont si vives, elles sont ressenties avec tant de violence, d’injustice et de détresse, que des années plus tard il faut que tout cela sorte sous la forme d’une chanson telle que celle-ci, en forme de thérapie, ou d’exorcisme peut-être. Une chanson terrible, brutale, écorchée vive, où Eddy de Pretto, en regardant droit dans le blanc des yeux de sa mère, confesse sa propre dureté (ce qui me fait penser à la « personnalité dépourvue de tendresse » dont parle le psychiatre John Bowlby, auteur de la théorie de l’attachement), et où il explique cette dureté par un impérieux besoin de se protéger – à commencer d’elle.

Au premier abord, cette chanson ressemble à un procès implacable, à une déclaration de guerre ou à un adieu.

Eddy de Pretto attaque de but en blanc et a cappella (« Sais-tu ce que tu as fait ?« ) , et dans la première partie de la chanson, c’est comme s’il coinçait sa mère dans un coin du ring pour la saouler de coups en l’insultant (« Mamerde, Mamerde » ) , jusqu’à ce qu’elle reconnaisse tout le mal qu’elle lui a fait, jusqu’à ce qu’elle avoue ses torts. « T’as fait de mes élans des impasses » , et à cause de toi, de ta froideur, « de tes impacts » , de ta « forte face » , de « tes restes de colères que tu m’as posés dans mon sac » , je suis devenu ce garçon « dur comme fer » , au coeur « figé de laque » , qui « garde tout près du thorax » , qui « (se) guinde comme un gang » , qui est devant l’amour « ignare » , toujours « le ventre en tâche » , « imperméable » , « avare » en émotions, toujours soucieux de n’en « rien laisser paraître » , même devant « ces gens aux bras ouverts » , incapable de se sentir en confiance, et donc de faire confiance. C’est « pour me protéger de tes crasses » , pour ne pas être détruit par cette enfance traumatisante, que je suis devenu ce garçon-là, toujours prompt à abaisser un rideau de fer entre les autres et lui.

« Si seulement j’avais bu ton lait » , regrette amèrement Eddy de Pretto (façon de dire si seulement tu avais été capable de m’aimer vraiment, inconditionnellement), « peut-être m’aurait-il fait des lacs / de larmes et de baisers en vrac » .

Mais une fois ce premier mouvement de désespoir et de colère ressenti et exprimé à fond, l’amour blessé peut réapparaître, timidement certes, mais enfin on le perçoit, et il est même déjà assez raffermi pour exprimer de la compassion, de la bienveillance et même de l’affection, et pour encourager cette mère à se redresser, à retrouver sa force, sa fierté et sa joie en guenilles: « Non, non, relève toi et attends, ta relève est là / Console la peine que tu gardes en toi » , « Retrouve ta fougue et tous tes bijoux / Tu brilles d’mille feux quand t’es pas à genoux » .

Avec ce qu’Eddy de Pretto a vécu, et que cette chanson laisse entrevoir, il lui a sans doute fallu énormément de courage et un long travail pour pouvoir l’écrire et la chanter, pour ainsi dégrafer et déposer l’armure, exposer ses cicatrices, montrer sa vulnérabilité.

Il lui en faudra sans doute encore pas mal pour s’ouvrir tout à fait, guérir un jour, et finalement pour pardonner et retisser le lien défait, comme il se le promet dans les derniers vers. « Pour l’instant je fais le fier » , mais je suis en chemin, et bientôt je serai capable, je le sens, je le sais, « de te regarder tout simplement / sans en vouloir à terre entière » , et de t’appeler « maman » .

J’aime qu’on soit doux quand il faut être doux, et dur quand il faut être dur. C’est précisément ce qu’Eddy de Pretto parvient à faire dans cette chanson. Le rythme et les mots sont martiaux, mais il finit par une main tendue. Il est clair que ce n’est pas très socialement correct de partager un morceau pareil un jour de fête des mères, qui est d’habitude celui de la mièvrerie et de la soumission. Mais en réalité, si on sait l’écouter, « Mamere » est une magnifique chanson d’amour pour une mère en souffrance.

Au-delà de la relation entre un fils et sa mère, ce que décrit en filigrane cette chanson fantastique, en 3 minutes et 18 secondes s’il vous plaît, c’est comment se déroule une psychothérapie réussie, par quelles étapes on passe: regarder en face son passé, libérer ses émotions les plus effrayantes, proclamer sa détresse et sa colère, se reconnaître comme victime, apprendre à développer de la compassion et de la bienveillance pour soi-même… et une fois que le pont-levis a été baissé, une fois que toute cette noirceur a déferlé, une fois qu’on n’a plus besoin de consacrer en permanence une énergie démentielle pour s’empêcher de l’éprouver dans sa chair, une fois qu’on a compris qu’on n’en meurt pas et qu’on est capable de se protéger soi-même, constater alors que petit à petit, la vie et l’amour reviennent, se déploient et jaillissent, parce qu’on a fait place nette pour les accueillir.

« Dis-moi ce que tu as fait

Mamere Mamere

Pour que je reste dur comme fer

Mamere Mamere

Avec ce cœur figé de laque

Mamere Mamere

Mais est-ce à cause de tes impacts ?

Mamere Mamere

Ou peut-être de tes défaites ?

Mamere Mamere

Dont t’as perdu le mot de passe

Mamere Mamere

Avec tes restes de colère

Mamere Mamere

Que tu m’as posé dans mon sac

Mamere Mamere

Je garde tout près du thorax

Mamerde Mamerde

Et je me guinde comme un gang

Mamerde Mamerde

Pour me protéger de tes crasses

Mamerde Mamerde

Qui me reviennent comme des boomerangs

Mamerde Mamerde

Promis un jour je saurai le faire

Mamere Mamere

Te dire ô combien, sans se taire

Mamere Mamere

Mais pour l’instant je fais le fier

Mamere Mamere

Imperméable comme ton grand air

Mamere Mamere »

(…)

Promis un jour j’y arriverai

Mamere Mamere

À te regarder tout simplement

Mamere Mamere

Sans en vouloir à terre entière

Mamere Mamere

Un jour je t’appellerai Maman »

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