J’ai parmi mes ami(e)s quelques personnes qui sont absolument inconditionnelles de Leonard Cohen, au point de tout idolâtrer, passionnément et à la folie. Je ne suis pas aussi fondu, mais je trouve plusieurs de ses chansons fantastiques, notamment « I’m your man » , que j’avais partagée il y a quelques mois.
Voici une autre déclaration d’amour, très différente, mais d’une beauté sublime, et beaucoup plus extraordinaire encore pour sa richesse et sa subtilité, pour les nombreuses lectures qu’on peut en faire, et pour ce qu’elle dévoile de l’intimité de Leonard Cohen, de ses affres et de sa grandeur d’âme.
C’est une chanson qui exprime l’amour le plus beau qui soit, l’amour désintéressé, celui qui ne réclame rien, qui n’exige rien, qui ne souhaite rien d’autre que le bonheur de la personne aimée.
C’est aussi une déclaration d’amitié pour un homme qui a failli briser la vie de Leonard Cohen, mais pour lequel celui-ci éprouve encore du respect et de l’affection.
Et enfin c’est une chanson où Cohen confesse son côté sombre, la haine qu’il a pu éprouver pour cet homme, et le fait que lui aussi, dans d’autres circonstances, a joué le rôle du tentateur et causé des tourments à d’autres couples.
Le « famous blue raincoat » déchiré à l’épaule dont il est question ici, Leonard Cohen nous raconte d’abord que c’est le vêtement souvent porté par un de ses vieux amis, qui a été l’amant de sa femme, mais pour lequel elle ne l’a finalement pas quitté.
Il a sans doute fallu du temps pour que Leonard Cohen cesse d’éprouver de la colère et de la jalousie, pour que son sang ne se glace plus à la pensée de cette infidélité. Mais quand il écrit cette chanson, il n’est pas question de règlement de comptes. Sans doute la colère et la jalousie sont-elles encore piquantes, mais ce qu’il éprouve désormais, c’est aussi le manque de cet ami qu’il a perdu de vue (« I guess I miss you » ) et à qui il tend la main avec l’envie de lui pardonner (« I guess I forgive you » ). C’était un ami, c’est devenu un rival ou un « assassin » , mais au final il redevient un ami, et même un « frère » , et il se déclare heureux de l’avoir croisé sur son chemin de vie.
Plus généreusement encore, ce que Leonard éprouve et exprime, c’est de la reconnaissance et de la gratitude, parce que pendant un temps où sa femme n’allait pas très bien, cet ami l’a rendue heureuse, alors que lui-même n’en était plus du tout capable.
Leonard s’adresse à cet ami avec un message de paix: « Your enemy is sleeping, and his woman is free« ; tu n’as plus à te terrer dans Clinton Street en éprouvant des remords, tu n’as plus à craindre ma rancoeur; tu es non seulement pardonné, mais remercié. Et si tu reviens, et si elle veut à nouveau de toi, si son bonheur est de partir avec toi, sache même que je ne ferai rien pour m’y opposer.
Tout cela est chanté avec une voix d’une sensualité et d’une délicatesse inouïes. La guitare sèche, les cordes et les choeurs aériens qui accompagnent Leonard Cohen, discrets et mélodieux, semblent l’encourager à raconter cette histoire en tenant le cap difficile du pardon et de la gratitude – de l’amour, envers et contre tout.
Dans « I’m your man » , Leonard Cohen dresse la liste de tout ce qu’il serait capable de faire pour reconquérir la femme qu’il aime. Ici il n’a même pas besoin de la reconquérir: quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle décide, cette femme a gagné son coeur pour toujours, et l’aimer lui suffit.
Le grand mystère de cette chanson où Leonard Cohen nous ouvre son intimité, c’est la position qu’il occupe dans ce triangle amoureux. Est-il l’amoureux éconduit ? La fin le laisse penser, puisqu’il signe cette lettre par ces mots si troublants: « Leonard Cohen, sincerely » . Mais peut-être est-il aussi le rival, l’homme qui est venu s’immiscer dans le couple, étourdir cette femme et briser le coeur de cet homme ? Au début des années 70, Cohen vivait à Clinton Street, et quelques années plus tard il a affirmé dans une interview que dans sa jeunesse, il portait lui aussi un imperméable bleu déchiré à l’épaule. C’est donc une chanson dans laquelle on ne sait pas bien qui est qui, une chanson ambiguë, aussi ambiguë que l’oscillation subtile entre la douleur et la volupté, ou entre la jalousie et le pardon.
Parce que Leonard Cohen est un immense poète et que la poésie a toujours de multiples sens, j’aime aussi cette chanson pour ces mots bouleversants que j’ai choisis de mettre en exergue (« Merci d’avoir retiré la tristesse de ses yeux / Je croyais qu’elle y était pour de bon, et c’est pourquoi je n’ai jamais essayé » ).
Pendant très, très longtemps, j’ai cru dur comme fer que la tristesse était en moi « pour de bon » , et je n’ai donc jamais vraiment essayé de l’en retirer. À quoi bon. Et puis il y a quelques années, j’ai passé une si sale période que j’ai cru ne jamais en sortir. Alors j’ai enfin essayé d’enlever cette tristesse, j’ai enfin regardé en face des choses que je n’avais jamais voulu voir, et cela m’a sauvé la vie.
Depuis lors, j’ai envie d’aider les personnes qui me sont chères à enlever doucement, délicatement, l’ombre et la tristesse qui sont incrustées dans leurs yeux et dans leur coeur.
« Yes, and thanks for the trouble you took from her eyes
I thought it was there for good so I never tried »