Voici aujourd’hui l’une des plus bouleversantes chansons que je connaisse. Elle me chavire à chaque fois, et ceux qui me connaissent de tout près savent que ce n’est pas par hasard. J’ai un père, et surtout je suis moi-même le père d’un garçon que j’aime infiniment, et le pire drame qui pourrait arriver dans ma vie serait qu’il pense que je ne lui ai pas transmis grand-chose, ou pas grand-chose de bon (et c’est pareil pour ma fille, bien entendu).
« Boulevard des Capucines » est une chanson sur un thème rarissime: la confession d’un père qui, sur le tard, rongé de regrets et de remords, demande humblement à son fils « de lui accorder son pardon » pour le mal qu’il lui a fait en étant absent et incapable de l’aimer.
Étienne Daho est né d’un père qui portait le même prénom que lui et qui, en 1962, en pleine guerre d’Algérie, a subitement abandonné femme et enfants, alors que son petit garçon n’avait que six ans.
En 1986, ce père est venu écouter son fils à l’Olympia (situé boulevard des Capucines à Paris), et à la fin du concert il s’est présenté backstage, mais Étienne, fatigué et perturbé de le voir surgir ainsi de nulle part et sans prévenir, lui a refusé l’entrée. Il dit avoir toujours regretté ce refus, d’autant plus que par la suite ils ne se sont pas revus…
Des années plus tard encore, alors qu’il préparait l’album « L’invitation » , Étienne Daho a reçu des lettres que lui avait écrites ce père, mais qui n’étaient jamais arrivées jusqu’à lui. Dans l’une d’elles il était notamment question de cette soirée-là, de ce rendez-vous manqué, et de la fierté troublante éprouvée par ce père en voyant briller en néons rouges les lettres de son nom, en entendant la foule reprendre en choeur les chansons de son fils et scander le prénom qui leur était commun…
Alors Étienne Daho a décidé d’écrire une chanson à partir de ces lettres. Dans ce texte, il se met à la place de ce père, et il s’écrit à lui-même les mots qu’il a sans doute attendus désespérément toute sa vie, les mots qui l’auraient peut-être apaisé, qui lui auraient peut-être permis de comprendre que ce n’était pas sa propre valeur qui était en cause dans cet abandon, mais seulement l’immaturité ou la faiblesse de ce père, incapable de jouer un rôle trop grand pour lui, incapable de se mettre à l’écoute des besoins de son enfant, incapable, tout simplement, de lui témoigner de l’amour.
De cette exploration intérieure des sentiments est née une chanson sur le pardon, et sur le soulagement et la délivrance que l’on peut éprouver lorsque les mots que l’on attend sont enfin prononcés, lorsque ce qu’on avait besoin d’entendre est enfin reçu – ou peut-être, d’ailleurs, quand on est soi-même enfin capable de les entendre, de les recevoir avec gratitude et de les laisser faire leur travail de purification et d’apaisement.
En studio, « Boulevard des Capucines » est une chanson parfaite de pudeur et de retenue, aussi bien dans la voix que dans l’orchestration.
Ici en concert à la salle Pleyel, orchestrée avec délicatesse, elle est tout simplement miraculeuse. L’émotion d’Étienne Daho affleure, elle est palpable, on la sent. Il se présente à nu et vulnérable comme jamais, « fracassé et somnambule » , et il crache les mots comme s’il les retenait depuis un temps infini.
Et puis on sent aussi le public qui retient son souffle, attentif, respectueux, conscient que ce n’est pas seulement de musique qu’il s’agit (et pourtant, combien elle est belle!).
Cette chanson est un miracle, je vous dis.
« Je te demande par cette lettre,
mon garçon,
de m’accorder ton pardon
Tu sais,
quelle connerie ma jeunesse!
Mon silence,
quelle erreur,
quelle perte de temps!
Si je n’ai pas su te dire à temps
que je pensais à toi, tout le temps,
mon guerrier,
mon roi,
mon petit prince »