Duke Ellington & his Orchestra – « I let a song go out of my heart » (Rosemary Clooney)

Duke Ellington, bien sûr: impossible de laisser de côté un tel génie dans une playlist de 365 morceaux.

Son inventivité et sa créativité en tant que compositeur, sa musicalité et sa virtuosité en tant que pianiste, son leadership et sa faculté à tirer la quintessence des musiciens à la tête de ses big bands, en font l’un des plus immenses géants de l’histoire du jazz, et de la musique tout court.

À l’école déjà, il était reconnu pour sa classe et son élégance, si bien que ses amis ont pris l’habitude de l’appeler par ce surnom aristocratique, « Duke » , un surnom qui lui est resté tout au long de sa carrière musicale, au point de totalement éclipser son prénom Edward.

Jusqu’à la fin de sa vie en 1974, et depuis lors, il n’a cessé de planer comme une ombre tutélaire au-dessus de générations de jazzmen, qui reprennent très souvent ses standards (« Sophisticated lady » , « In a sentimental mood » , « Things ain’t what they used to be » , « Take the A train » , « Prelude to a kiss » …). Certains, et pas des moindres, lui ont dédié des compositions transies d’admiration (« The Duke » pour Dave Brubeck, « Open letter to the Duke » pour Charles Mingus…). À sa mort, Miles Davis a même composé en sa mémoire une sorte de marche funèbre de plus de trente minutes, « He loved him madly » . Tout cela en dit long sur le statut d’icône du jazz de Duke Ellington.

Si celui-ci est aussi respecté, c’est aussi parce que jusqu’à la fin de sa vie, il a été un soutien actif du mouvement des droits civiques en faveur des Afro-Américains, dont la contribution au blues, au jazz et à toute la musique populaire américaine a été si riche et précieuse (la grande majorité des nombreux disques de jazz que je possède ont été enregistrés par des musiciens noirs). Même s’il venait d’un milieu social plutôt favorisé au regard de sa communauté ethnique (ses parents étaient tous deux professeurs de musique), même s’il a eu une vie aisée, même s’il a obtenu une immense reconnaissance (malgré la ségrégation, il jouait souvent dans des mariages au sein de la haute bourgeoisie blanche), Duke Ellington s’est toujours montré sensible à la condition socio-politique subie par ses frères et sœurs de couleur.

Ce qui a peut-être également été à l’origine de son succès, c’est le fait que contrairement à tant d’autres jazzmen englués dans la dépression et les drogues, il compose une musique souvent joyeuse et même festive, donnant à ses concerts une ambiance électrique, un peu comparable à celles que les gospels créent dans les églises du sud des États-Unis.

Bref, Duke Ellington est incontournable, au sens le plus littéral du terme.

Si c’est « I let a song go out of my heart » que je choisis d’insérer ce soir dans cette playlist, c’est d’abord pour sa merveilleuse mélodie douce-amère. Dans la version originale, composée et créée en 1938 par Duke Ellington et son « Famous orchestra » , cette chanson est une balade au swing absolument irrésistible. Le piano du Duke compose un écrin accueillant dans lequel les musiciens sont parfaitement mis en valeur, avec une mention spéciale au sax alto stellaire de Johnny Hodges. Cette musique est d’une grâce et d’une élégance souveraines.

J’aime beaucoup cette version originale et son rythme chaloupé, mais il y manque une chose: les paroles, écrites par Irving Mills, Henry Nemo et John Redmond.

Il existe beaucoup de versions chantées, mais elles ne me convainquent pas forcément – ni celle d’Ella Fitzgerald (trop lente, trop lisse, un peu désincarnée), ni celle de Sarah Vaughan (trop compliquée, trop maniérée). Il en a quand même une qui me plaît énormément, celle de Rosemary Clooney, accompagnée en 1956 par l’orchestre de… Duke Ellington, justement. Ceci explique cela ? En tous cas la voix est ici exactement comme j’aime, aussi souple, claire, spontanée et charmante que chaleureuse, charnelle et sexy. Cet enregistrement est pour moi une totale réussite.

J’aime ces paroles, comme souvent, pour leur romantisme mélancolique. La chanson, « la plus douce des mélodies » , dont la personne qui chante raconte qu’elle est « sortie de son coeur » , est une métaphore de la personne aimée. L’une comme l’autre étaient et sont encore si merveilleuses qu’en les perdant, c’est tout simplement un paradis que l’on a perdu, et même LE paradis. Alors puisque sans cette douce mélodie et sans cet amour la vie n’a plus guère de sens, « I let a song go out of my heart » les invitent doucement à revenir là elles sont attendues ardemment: en plein coeur.

Concernant l’amour, les derniers mots (« I know you’ll return some day » ) sont vains, sans doute.

Mais la musique, en revanche, y trouve et y trouvera toujours sa place pour enchanter la vie. Encore heureux.

« I let a song go out of my heart

It was the sweetest melody

I know I lost heaven ’cause you were the song

Since you and I have drifted apart

Life doesn’t mean a thing to me

Please come back, sweet music, I know I was wrong »

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