Gérard Manset – « Demain il fera nuit »

Attention, voici LA chanson de l’#effondrement qui vient (et qui si j’en crois les dernières nouvelles sur le front du climat, galope très vite, et de plus en plus vite – sentez-vous son souffle brûlant dans votre nuque, comme les habitants de Lytton au Canada ?).

Je ne sais pas si Gérard Manset a viré collapso, et je n’ai aucune idée de ce dont il parle précisément dans ce texte, mais le fait est que « Demain il fera nuit » sonne comme une impressionnante mise en musique de Ravage de Barjavel.

J’ai relu ce livre il y a peu, avec une certaine déception par rapport à mes souvenirs de CM2.

Mais ici, de déception il n’y a point, au contraire: ce long et lancinant morceau (six minutes) est éprouvant, angoissant, habité et presque halluciné, et pour toutes ces raisons extraordinaire et éblouissant. Gérard Manset est ici tout à la fois d’une brutalité impitoyable, d’une extrême noirceur dans la description de l’apocalypse qui nous attend à l’horizon, et d’une douceur presque candide dans l’évocation de ce qui pourrait enchanter la vie des survivants.

C’est une chanson sur l’effondrement, sur un désastre global que Manset appelle « apocalypse » .

Un effondrement inexorable, déjà écrit (« Je l’ai lu dans un livre » – L’Apocalypse selon saint-Jean, ou Comment tout peut s’effondrer selon saint-Pablo ?).

Un effondrement imminent (« Réveille toi, dépêche toi / Le volcan se soulève » ).

Un effondrement dont il ne restera quasiment plus rien, comme lorsque les cendres et la lave engloutissent les flancs de l’Etna et « gèlent de pierre » tout ce qui y vivait, à chaque fois qu’il « crache tout ce qu’il a de feu » .

Cette apocalypse, chante Manset, « va recouvrir ton univers » .

Demain il fera nuit, donc.

Mais après ? « Peut être qu’après, / alors un jour quand même / il fera jour pour toujours / et que ce soleil là sera le feu d’un incendie » .

Il y a de l’espoir, donc. Et c’est bien pour cela que ce dont parle, Manset, c’est d’une apocalypse plutôt que d’un effondrement (l’apocalypse, dans la Bible, c’est littéralement « l’action de révéler » , de faire apparaître le sens de la vie et du monde, et c’est donc le bref moment qui précède l’avènement du Royaume).

Mais tous ne seront pas sauvés. Les survivants seront celles et ceux qui auront eu le courage de se lever, de s’enfuir avec les rats et de marcher et pour aller « là-bas » , dans « des îles lointaines » , portés par le rêve de construire un lieu où ils pourront « prolonger ce besoin de vivre » .

Qui seront-ils, ces survivants ? Les enfants. En tous cas les adultes qui écoutent l’enfant en eux, qui croient à un monde enchanté, faits d' »idoles » , d' »icônes » et de « divinités » , qui ne veulent vivre que dans un monde peuplé « de fleurs et de plantes / de bleus et de verts » , et qui fuient donc par avance le désastre, pour aller trouver ou créer ailleurs un lieu plus accueillant – un Eden terrestre.

Ce chemin, Manset le décrit comme harassant et effrayant – c’est la traversée du Mordor en quelque sorte. Pour trouver un refuge, les enfants errants devront longer « la ligne des maisons en feu » , naviguer « au milieu des pendus » , aller « de porte en porte, de ville en ville » , fuir en même temps que les rats. Au cours de cette exode (encore une référence biblique), ils devront « se faire une raison » , accepter que l’avenir ne soit pas celui qu’ils ont rêvé.

Mais au bout de la route, ce qui les attend, c’est l’amour, la grâce, le désir de vivre et de jouir des plaisirs de la vie – l’amour personnifié par une femme séduisante et envoûtante: « Et toi que j’ai connue là-bas, / près d’un long bâtiment de bois, / aux yeux si noirs, aux dents d’ivoire, / au sourire si fragile, / aux longs membres plus fins qu’un fil, / aux longs membres plus fin qu’un doigt, / au doux sourire qui brûle / aux lèvres / qu’on boit / (…) au long baiser qui brûle / aux lèvres » .

« Demain il fera nuit » est une chanson sans vrai refrain. À peine est-elle coupée en son milieu par une petite respiration de trois vers, le temps de poser la main sur un mur, de s’essuyer le front et de reprendre un peu son souffle, avant de se remettre en chemin.

C’est une chanson au rythme martial (ce n’est pas pour rien que l’un de plus grands titres de Manset est « Comme un guerrier« ) , à l’atmosphère musicale inquiétante et rude, surtout dans l’intro sourde et torturée. Une guitare électrique redouble la rythmique de la batterie, une autre s’obstine à jouer tout du long la même courte phrase musicale, tel un « Une, deux! » qui bat le rappel pour que personne ne traîne en chemin et ne retarde le groupe. Une autre encore, dans le lointain, lance vers le ciel de brefs hurlements d’effroi ou de douleur, semblable à des cris gutturaux de chouette effraie. La musique redouble le texte, elle aussi est un appel: « Levez-vous, et mettez-vous en marche! » Et le morceau finit par quelques soubresauts de guitare, sur une nappe de synthé à peine audible qui évoque un blizzard lointain – façon de laisser entendre que cette apocalypse va faire place nette.

Quant à la voix de Manset, pas réputé pour ses performances vocales, ici elle fait merveille: un peu poussée, un peu métallique et réverbérée, elle accentue encore l’impression d’oppression et d’urgence.

Gérard Manset est souvent magistral.

Ici, par exemple, avec cette évocation fascinante des épreuves proprement inimaginables que nous allons bientôt devoir traverser, du courage et de la vaillance qu’il nous faudra, et de la lumière que nous devrons maintenir allumée en nous pour garder le cap quand tout s’écroulera autour de nous, pour rester debout et humains au milieu des décombres.

« Demain il fera nuit,

je l’ai lu dans un livre.

Et les enfants iront

de porte en porte, de ville en ville

Et les rats s’enfuiront

de porte en porte, de ville en ville.

(…)

Et peut être qu’après,

alors un jour quand même

il fera jour pour toujours,

et que ce soleil là sera

le feu d’un incendie,

au milieu des pendus.

Que les enfants riront

en demandant pourquoi

prolonger un peu plus

ce besoin de vivre,

ce besoin de vivre.

Alors on leur dira de suivre

la ligne des maisons en feu,

de se faire une raison. »

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