R.E.M – « Drive »

Sorti en 1992, « Automatic for the people » , le huitième album du groupe américain R.E.M, est sans doute leur plus sombre. Moi qui ai découvert le groupe par l’entraînant « losing my religion » (dont les paroles étaient cependant aussi mélancoliques que la musique était lumineuse), ça a été une surprise, excellente en l’occurrence: je trouve cet album à peu près parfait de A à Z. Et je ne suis pas le seul, car il a connu un très grand succès non seulement commercial mais aussi critique, et il est aujourd’hui considéré par beaucoup comme l’un des tout meilleurs disques des années 90, voire « l’un des rares vrais chefs d’oeuvre de la décennies » (Christophe Conte dans les Inrockuptibles).

Le succès de « Out of time » , qui plus est sur le label Warner qui avait offert au groupe un contrat juteux (10 millions de dollars pour 5 albums), avait fait changer R.E.M de catégorie: c’était à l’origine une formation indie très confidentielle, c’est devenu un groupe à la mode et à succès partout dans le monde. Comme souvent, beaucoup de fans de la première heure ont sauté à pieds joints sur cette réussite commerciale pour discréditer R.E.M, sur l’air éternel de « Si ça marche, c’est que c’est naze » . Michael Stipe a par exemple été beaucoup raillé pour les paroles et la musique de « Shiny Happy People » .

Peut-être aussi le groupe a-t-il été dénigré parce qu’aucun de ses membres n’a jamais fait les gros titres de la presse à scandales – pas de liaisons sulfureuses avec des mannequins aux lèvres et aux seins refaits, pas de chambres d’hôtels dévastées, pas de beuveries ni d’overdoses, pas de bagarres, pas de de clashs par presse interposée…

Parmi les choses qui ont fait que R.E.M est, à mon avis, sous-estimé dans l’histoire du rock (indé ou pas), il y a peut-être aussi le fait que Stipe et ses amis étaient franchement au-dessus de la moyenne sur le plan intellectuel, ce qui se voit dans les textes mais aussi dans la culture musicale, la richesse des interviews, les engagements politiques, la capacité à faire vivre au sein du groupe ce qu’on n’appelait pas encore « l’intelligence collective » (dans les crédits, chacune des chansons apparaît comme ayant été écrite et composée par les quatre membres du groupe)…

Bref, voilà des gens qui avaient non seulement un grand sens musical, mais en plus une tête bien faite, et même des comportements sociables et prévisibles. Ce sont autant de raisons de faire s’étrangler pas mal de puristes: « ça, du rock ? Jamais de la vie! »

Il se peut qu' »Automatic for the people » ait été écrit pour échapper à ces procès en bisounoursarisation. Comme l’a confié plus tard Michael Stipe, « nous n’avions qu’une seule envie [pendant l’enregistrement], ne pas nous éloigner de ce qu’était R.E.M., ne pas perdre cette crédibilité indé que nous avions mis tant d’années à construire. »

Prenant le contre-pied du carton du formidable « Losing my religion » , R.E.M prend donc ses distances avec cette pop sautillante (enfin sautillante en apparence, cf. mon partage en jour 52 de cette playlist), et s’oriente vers un son et une écriture plus sobres, plus durs, plus rugueux, plus inquiets, plus amers.

« Automatic for the people » est aussi un album qui retourne vers les sources de la folk et même de la country music. Après les road-trips en berlines décapotables et le son californien de « Shiny happy people » , l’album, essentiellement acoustique, évoque plutôt la lente et harassante progression des pionniers vers l’ouest, en chariot ou à cheval pendant la journée, et devant le feu de camp le soir.

Si le disque a été tellement bien reçu, c’est sans doute aussi pour sa cohérence. Alors que les deux précédents albums faisaient défiler les titres sans grand souci de les associer les uns aux autres, on sent ici une volonté claire de proposer une œuvre qui avance progressivement, avec une grande homogénéité sur le plan du style et de l’ambiance, des arrangements soignés…

Pour résumer, R.E.M est un groupe qui n’a jamais pris soin d’être à la mode, et qui pour cette raison-là précisément est indémodable, et tient la route encore aujourd’hui. Notamment grâce à cet album.

L’un des morceaux les plus connus d' »Automatic for the people » est « Everybody hurts » , une chanson d’une beauté assez déchirante. Il paraît que Kurt Cobain l’écoutait souvent dans les mois qui ont précédé son suicide. Le leader et chanteur de R.E.M Michael Stipe faisait partie de ses amis, et il a écrit cette chanson en réaction à l’épidémie de suicides qu’il constatait parmi les adolescents. Les mots de cette chanson sont très crus et frontaux, destinés à soutenir les jeunes en souffrance et à les implorer de ne pas céder à la tentation, en leur rappelant les conséquences de l’acte que peut-être ils envisagent (« When you’re sure you’ve had enough / of this life, well hang on« ) , et le vide qu’ils laisseront autour d’eux. Malheureusement, cette chanson n’a pas empêché Kurt Cobain de commettre l’irréparable. Quand on sait l’influence que l’écoute de R.E.M a eu sur lui sur le plan artistique (écouter sous ce prisme l’album acoustique de Nirvana, que j’aime beaucoup), c’est d’autant plus triste…

Pour ma part, j’ai une préférence pour d’autres chansons, notamment le splendide « Man on the moon » , hommage au comique américain Andy Kaufman (et au-delà, sans doute, à la partie perchée et inventive qui ne niche en chacun de nous), ou « Nightswimming » .

Mais j’aime encore davantage « Drive » , d’abord pour sa musique entêtante, pour l’alternance entre les couplets très calmes, où l’instrumentation se résume plus ou moins à un duo guitare sèche – batterie, et les refrains plus toniques et amples, avec un harmonica, une guitare électrique et des cordes qui viennent scander le texte. Pour préparer ce partage, je suis tombé sur cette très belle description à laquelle j’adhère totalement: « Le vrai prodige de ce morceau tient dans ses sautes de rythmes, ses fins de phrase à bout de souffle, presque silencieuses, ses longues respirations pendant lesquelles on a l’impression d’étouffer et qui laissent place à des vagues libératoires sur lesquelles, en fin de titre, la guitare de Buck gronde comme si un lointain orage menaçait de se rapprocher. »

J’aime aussi beaucoup « Drive » pour son texte.

Le titre fait référence au National Voter Registration Act, qui allait être voté l’année suivante sous la présidence de Bill Clinton, et qui prévoyait d’élargir le droit de vote à tous les détenteurs d’un permis de conduire.

La métaphore de la conduite automobile permet à Michael Stipe de livrer une réflexion sobre et puissante sur ce que c’est que d’apprendre à mener sa propre vie, surtout dans un monde ouvert et incertain. « Drive » est la chanson d’un adulte qui s’adresse à des gens plus jeunes (par exemple ses enfants ?), et qui leur dit simplement que c’est à eux de tracer leur propre voie, sans trop se préoccuper de ce que d’autres ont prévu pour eux, sans trop craindre de bousculer des habitudes ou de heurter des susceptibilités.

Et c’est aussi l’avertissement d’un adulte qui dit aux plus jeunes, la gorge un peu serrée, de ne pas trop attendre: l’horloge tourne (« Tick-tock, tick-tock ») , et il arrive assez vite le moment où on se dit que c’est déjà trop tard pour certaines choses. Pas pour toutes, certes, et heureusement, mais pour un certain nombre quand même.

« Hey kids, rock and roll

Nobody tells you where to go, baby »

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