Attention, miracle…
Sorti en 2015, l’album « Carrie & Lowell » , le septième de Sufjan Stevens, a été décrit à l’époque par Les Inrocks comme un recueil de « onze morceaux à la beauté désarmante » . On ne saurait mieux dire…
Sufjan Stevens s’est lancé dans l’écriture de cet album après la mort de sa mère en 2012, des suites d’un cancer de l’estomac. Cet événement l’a d’abord plongé dans une tristesse cinglante et tétanisante, pendant plusieurs années. Lui qui aime tant les envolées lyriques, les voyages musicaux ébouriffants et aventureux, les orchestrations riches et enflammées, jusqu’à aller parfois à la limite de l’esbroufe et du grandiloquent, a été cloué au sol, le souffle coupé par la perte.
Mais la mort de sa mère a aussi été pour Sufjan Stevens le déclencheur d’une envie de replonger dans sa propre enfance, et de la décrire de façon brute, sans fard, sans artifice, sans rien enjoliver, et pourtant avec une émouvante forme de pudeur, de délicatesse et même de tendresse. Le voyage a du être éprouvant et douloureux, puisqu’il lui a fallu quelques années pour le raconter dans ce disque en forme de thérapie…
Sur plusieurs chansons de « Carrie & Lowell » , Sufjan Stevens raconte son enfance chaotique, au sein d’une famille recomposée et bringuebalante qui, c’est le moins que l’on puisse dire, ne lui a pas offert un cadre sécurisant pour grandir de façon tranquille et épanouie.

Ce qui l’a surtout marqué, c’est l’instabilité de sa mère Carrie, bipolaire, schizophrène, maniaco-dépressive, chroniquement accro à l’alcool, aux drogues et aux médicaments, souvent internée en hôpital psychiatrique, et qui a quitté sa famille alors que le petit Sufjan n’était âgé que d’un an, le laissant sans doute totalement désemparé et désespéré. Elle n’est ensuite reparue que de façon épisodique, jamais plus de quelques jours, quand il avait entre cinq et huit ans, et il ne l’a plus revue jusqu’aux semaines qui ont précédé sa mort. Sufjan Stevens a beau évoquer ça et là des souvenirs heureux avec son beau-père Lowell, notamment les vacances dans l’Oregon, c’est bien l’ombre de cette mère insécurisante et frustrante qui plane au-dessus de l’album.
À moins d’avoir eu la chance de trouver de l’aide pour la surmonter, on ne se remet pas facilement d’une enfance pareille, en tous cas pas sans un intense et tenace sentiment d’abandon, qui rend difficile et même douloureux le fait de créer des liens d’attachement avec les lieux et les gens. À la lumière des récits que proposent plusieurs chansons de « Carrie & Lowell » , on comprend donc mieux la mélancolie et les démons intimes que Sufjan Stevens nous avait souvent laissé entrevoir dans ses albums précédents…
Mais la lente agonie de sa mère semble lui avoir permis d’entamer un travail de réparation non seulement de leur lien, mais aussi de lui-même. Cet album, notamment cette chanson, est donc celui de la rédemption, des retrouvailles et de la réconciliation, aussi belles que poignantes.
Parmi les trois chansons dans lesquelles Sufjan Stevens évoque la mort de sa mère, « Fourth of july » est la plus déchirante. Écrite de façon subtile, en forme de berceuse post-mortem, elle met en miroir, couplet après couplet, les mots de Carrie et de Sufjan.
Au seuil de la mort, allongée sur son lit d’agonie, ou peut-être déjà au ciel (puisque Sufjan Stevens y croit), Carrie présente ses excuses à son fils, elle lui dit ses regrets de ne pas avoir su s’occuper de sa famille et d’avoir du partir pour cesser de la tourmenter. Mais elle lui dit aussi toute l’admiration et l’amour qu’elle éprouve pour l’homme qu’il est devenu, en reprenant les surnoms familiers qu’elle lui adressait quand il était petit (« my little hawk » , « my little dove » , « my little loon » ). Elle espère qu’il a malgré tout reçu assez d’affection dans sa vie pour surmonter le chagrin de son enfance (« Did you get enough love ? » ). Enfin elle lui demande de ne pas la pleurer trop longtemps « (Why do you cry ? » ) , de se souvenir que son départ prochain est dans l’ordre des choses (« We all gonna die » , ces derniers mots de la chanson sont répétés huit fois, d’une voix infiniment douce), et surtout, surtout, de faire que sa vie soit aussi fructueuse et lumineuse que possible.

En retour, Sufjan, bouleversé, regrette de ne pas avoir pu sauver sa maman, car ce n’est plus de « mère » qu’il s’agit alors (« What could I have said to raise you from the dead ? » ), et il lui témoigne une nouvelle fois de son amour, de façon d’autant plus libre et touchante que, cette fois-ci, cette déclaration est entendue et reçue avec gratitude, les bras et le coeur ouverts. Lui aussi utilise plusieurs images animalières pour évoquer cette mère qu’il a toujours aimée, contre vents et marées: il la décrit comme une luciole brillante et intermittente (« firefly » ), comme une libellule légère, gracieuse et évanescente (« dragonfly » ), comme son étoile dans la nuit (« my star in the sky » ), vers laquelle il lèvera souvent les yeux… et il espère que là où elle est, elle est maintenant apaisée (« Do you find it all right ? » )
Dans ce texte candide et dépouillé, le contraste entre amour et tristesse, entre réconciliation et colère, entre détresse et soulagement, est profondément bouleversant.
Musicalement, l’album est un retour aux sources du folk, simple, dénudé, épuré, minimaliste, avec le plus souvent rien d’autre que des accords de guitare acoustique pour accompagner Sufjan Stevens.
Mais sur cette chanson, il subsiste un peu d’électronique, sous la forme de longues plages de synthé planantes, sorte de linceul sonore, et quelques merveilleuses notes cristallines d’un piano fantomatique, qui apparaissent et s’effacent lentement, comme les souvenirs dans nos mémoires peut-être. Comme il est écrit dans le communiqué de la maison de disques à la sortie de « Carrie & Lowell » , « chacun des morceaux de cette collection de onze chansons débute par une mélodie fragile qui gagne en tension » . Une mélodie fragile, oui, qui monte doucement en puissance et gagne petit à petit en intensité dramatique, jusqu’à ce qu’elle s’interrompe subitement, comme un coeur cesse soudain de battre, sur le huitième « We all gonna die » .
Quant à la voix de Sufjan Stevens, elle n’a sans doute jamais été aussi délicate et douce, d’une douceur infinie – tant pis pour la répétition, mais quels mots pourraient mieux convenir ici ? Peut-être chante-il avec la même voix que celle qu’il avait enfant, quand il priait Dieu en murmurant de lui ramener sa maman, ou au moins de lui faire recouvrer la santé et la joie ? Ou bien peut-être essaye-t-il de se faire le plus léger possible, de se désincarner pour aller rejoindre sa mère l’espace d’une chanson ? (« I forgive you, mother, I can hear you, / and I long to be near you » , chante-t-il aussi dans la chanson qui ouvre l’album, le superbe « Death with dignity » ).
« Fourth of july » est une chanson qui force le respect et qui invite au recueillement, à la méditation profonde de celles et ceux que nous avons perdus, mais aussi de celles et ceux que nous allons perdre ou que nous laisserons derrière nous, avant que nous ne devenions pour eux, ou qu’ils ne deviennent pour nous, des étoiles imaginaires dans le ciel, et dans nos ciels intérieurs.
Ces personnes que nous chérissons si puissamment, qui ont tant de place dans nos vies et dans nos coeurs, leur avons-nous assez dit qu’elles sont nos libellules, nos lucioles, nos colombes, nos canards ou nos faucons ? Jamais assez, je crois.
« Shall we look at the moon,
my little loon
Why do you cry ?
Make the most of your life,
while it is rife,
while it is light »