Alain Bashung – « Aucun express »

Présente sur l’album « Fantaisie militaire » (1998), qui est pour moi l’un des plus grands chefs d’oeuvre de la chanson française, « Aucun express » fait partie, de loin, de mes titres préférés d’Alain Bashung.

Musicalement, d’abord, c’est une chanson d’une richesse et d’une originalité rares, avec par exemple ce son mystérieux qui évoque une corne de brume assourdie. L’orchestration est complexe, foisonnante, subtile, et pourtant parfaitement elle reste accessible – c’est une réussite magnifique.

Mais que dire du texte…

La vie amoureuse d’Alain Bashung n’a pas été un long fleuve tranquille, c’est le moins que l’on puisse dire. Le bonhomme n’était sans doute pas fait pour le bonheur conjugal, à moins qu’il ait fini par le trouver dans ses dernières années avec Chloé Mons.

Mais ça ne l’empêchait pas d’avoir une grande faim d’amour, un puissant désir d’en offrir davantage, et un regret amer d’en être si peu capable. Il a expliqué dans une interview que tel est le message de cette chanson: « C’est une sublimation de l’amour, à ma façon. J’ai l’air, comme ça, de raconter des histoires douloureuses entre les hommes et les femmes, mais méfiez-vous. Les sentiments tendres et forts sont au bout du tunnel » . « Vous n’avez jamais dit «Je t’aime» dans une chanson ? » « Si. Dans celle-ci, justement: «Aucun express […] sinon toi.»« 

Ce qui me touche dans cette chanson, c’est qu’elle donne une image érotique de l’amour monogame, lorsque celui-ci ne se résout pas à être fidèle par défaut ou par soumission à des normes morales strictes, en rêvant secrètement d’aventures et de frissons extra-conjugaux, mais lorsqu’il choisit de l’être de tout coeur, parce qu’il n’y a pas besoin d' »aller voir ailleurs » , parce que personne n’arrive à la cheville de l’être aimé et des sensations qu’il procure, parce que contrairement à ce qu’a dit Marcel Pagnol (« Elle était belle comme la femme d’un autre« ) , la femme dont on partage la vie est la plus belle, incontestablement et définitivement la plus belle.

Présenté comme ça, je comprends que ça paraisse pour beaucoup assez bateau, plan-plan, tristement conservateur. Mais pour ma part, je suis très old-fashioned sur ce sujet. Et puis surtout, Alain Bashung a le chic pour tirer de ses paroliers des formules qui expriment tout cela avec une poésie absolument magique.

Sur « Vertige de l’amour » , Boris Bergman avait inventé cet éblouissant « Coeur transi reste sourd / aux cris du marchand de glaces » . De fait, quand le quotidien est le plus savoureux des desserts, il n’y a pas de raison d’avoir envie d’en goûter un autre – du moins c’est toujours ainsi que j’ai envisagé le couple.

Avec « Aucun express » , c’est au tour de Jean-Marie Fauque de revenir sur ce thème et d’exprimer pour Alain Bashung le sentiment d’être comblé (quel beau mot!) par une relation amoureuse. Il le fait subtilement, en filant une longue métaphore sur les « transports amoureux » , et en comparant les formes de la personne aimée à des lieux que l’on couve des yeux, que l’on arpente et que l’on caresse, notamment dans un refrain éclatant de sensualité (« J’ai longé ton corps, / épousé ses méandres« ).

« Toi que j’aime, toi que j’adore » , dit ce texte, « tu m’emmènes si loin et si haut qu’aucune autre ne t’arrive à la cheville, aucune ne me chavire, ne m’envole ou ne me transporte autant que toi. »

Imaginée par Catherine de Rambouillet au XVIIème siècle, la « carte de Tendre » décrivait les étapes qui jalonnent l’éclosion du sentiment amoureux, depuis Nouvelle-Amitié à Tendre-sur-Estime, en passant par Jolis-vers, Billet-galant ou Billet-doux. Alain Bashung raconte une version charnelle de cette carte de Tendre, mais en décrivant un territoire bien réel celui-là: le corps de la femme qui règne sur ses pensées.

Si l’amour est un voyage, alors « Aucun express » en est pour moi l’un de guides touristiques les plus sensuels et les plus émouvants – celui dont toute femme, j’imagine, rêverait que son amoureux l’ait en poche…

« Aucun express ne m’emmènera

vers la félicité

Aucun tacot n’y accostera

Aucun Concorde n’aura ton envergure

Aucun navire n’y va,

sinon toi

Aucun trolley ne me tiendra

si haut perché

Aucun vapeur ne me fera fondre

Des escalators au chariot ailé,

j’ai tout essayé »

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