Brian Eno – « By this river »

Brian Eno a commencé sa carrière musicale au début des années 1970 dans le groupe Roxy Music.

Mais assez vite il a fait le choix de s’orienter vers une carrière solo pour pouvoir librement expérimenter dans le cadre de ce qu’on commençait alors à appeler la « musique ambiante » , un genre musical dont il est l’un des pionniers les plus créatifs. Il a par exemple publié en 1978 un album intitulé « Music for Airports » , composé de longues plages musicales très planantes (justement), où il ne se passe pas grand-chose en apparence: des longues et brumeuses nappes de synthé, des sons plus ou moins curieux, des samples qui reviennent ici ou là ou qui forment l’armature de tout un morceau… L’ambient n’est rien d’autre que le surgissement et le déploiement doux et discret de sons qui se succèdent ou se mélangent, et il donne l’impression que le temps coule lentement, comme dans la salle d’attente d’un aéroport ou une salle des pas perdus.

Beaucoup d’autres albums viendront approfondir cette recherche, dont plusieurs sont appelés « Music for films » , bien qu’ils n’aient pas été composés pour un film en particulier – l’ambient est une musique conceptuelle, qui évoque des espaces-temps abstraits et laisse tout un chacun s’y projeter et s’y investir comme il le désire. L’atmosphère musicale est feutrée, liquide, parfois froide, et presque toujours minimaliste. Mais si cette musique peut s’écouter en fond sonore, elle se révèle bien plus subtile lorsqu’on l’écoute attentivement. Comme l’a dit lui-même Brian Eno, « la musique ambiante doit être capable d’accommoder tous les niveaux d’intérêt sans forcer l’auditeur à écouter; elle doit être discrète et intéressante. »

Voici comment la légende raconte que Brian Eno a « découvert » ce genre musical, autant qu’il l’a créé: « Un jour pluvieux de janvier 1975, Brian Eno se remet d’un accident de voiture qui le cloue au lit. Il regarde la chaîne hi-fi silencieuse et se décide à mettre un disque de harpe du 18e siècle que lui a apporté son amie Judy Nylon. Après avoir réussi non sans mal à mettre le vinyle sur la platine, Brian Eno se rend compte que le volume est très bas. Il ne se sent pas le courage de monter le son et les notes de la harpe se mêlent aux gouttes de pluie. Dans un demi-sommeil, il se laisse bercer par cette musique non narrative, présente sans l’être vraiment, une musique d’ambiance qu’il théorisera, mais qu’il n’a pas inventée » (France Musique, « Les musiques d’ambiance d’Erik Satie à Brian Eno » ).

Quoi qu’il en soit du rôle qu’il a joué dans l’émergence de l’ambient music, j’aime énormément les compositions de Brian Eno (encore une influence de mon ami Elric), et d’ailleurs j’ai partagé il y a quelques mois dans cette playlist un morceau instrumental issu de celui de ses album que je préfère (« The Shutov assembly » ).

Ce soir je vous propose de découvrir ou de redécouvrir un morceau chanté, ce qui est assez rare dans la discographie de Brian Eno. L’album « Before and after science » , sur lequel il figure, est une sorte de parenthèse ou de résurgence de la pop, avant qu’il ne retourne à ses expérimentations musicales et à son travail de producteur pour des artistes comme David Bowie, John Cale, les Talking heads ou U2.

« By this river » est une balade merveilleuse et poignante, avec une mélodie magique jouée au piano, qui descend et rebondit comme une plume dans le vent (Benjamin Biolay a samplé cette petite phrase au piano dans un très beau morceau instrumental, « Exsangue » ) , et des paroles chantées d’une voix blanche, comme si la résignation l’avait emporté, à moins que ce ne soit la paix (ou peut-être les deux à la fois ?). On reste dans le minimalisme et l’humilité (Brian Eno a lui-même parlé de « naïveté musicale » ) , et le message en est d’autant plus perçant.

La chanson décrit le paysage émotionnel intérieur d’un être humain qui pourrait être chacun d’entre nous, lorsque nous nous posons des questions existentielles auxquelles nous ne trouverons jamais de réponse solide et rassurante.

Un peu désemparé, Brian Eno se demande ce que nous faisons ici, pourquoi nous avons été jetés dans l’existence et à quoi rime notre vie (« Always failing to remember why we came » ).

Contemplatif, il s’assied et regarde ce qu’il a sous les yeux, une rivière qui coule interminablement et un soleil qui se couche si lentement qu’on pourrait croire que ça n’en finira jamais (« Underneath a sky that’s ever falling down, down, down » ).

Il n’est pas seul dans cette scène qu’il décrit (« Here we are / stuck by this river / you and I » ) , mais la mélancolie qui se dégage de la musique, du texte et de la voix laisse imaginer un grand sentiment de solitude intérieure: on est ensemble, bien sûr, on regarde la même chose au même moment, mais il y a entre nous une distance qui restera impossible à abolir malgré tous les efforts que nous pourrions faire pour la combler. Quoi que nous fassions, même côte à côte, même en nous regardant les yeux dans les yeux, même en nous tenant par les mains, même en nous parlant assidûment, nous vivons et nous vivrons toujours dans deux univers parallèles. « You talk to me / as if from a distance / and I reply / with impressions chosen from another time, time, time » .

J’ai lu une interprétation de cette chanson disant que la rivière est ici une métaphore de l’amour tumultueux, celui qui emporte, qui magnétise et qui chavire, et que l’océan (« Through the day / as if on an ocean » ) évoque l’amour plus stable et indestructible auquel on peut arriver avec la maturité. D’abord l’amour dans lequel on se jette à corps perdu et dans lequel on se perd, l’amour vibrant, désordonné et impétueux comme un torrent de montagne où l’eau bondit de rocher en rocher, et ensuite l’amour dans lequel on se retrouve et on s’accomplit, l’amour tranquille, relaxant et profond comme l’océan.

Peut-être.

Il y a une autre interprétation possible de « By this river » , qui me paraît plus crédible et qui, pour ma part, me touche bien plus: la rivière devant laquelle ces deux personnes sont assises, serait-elle l’un des fleuves qui, dans la mythologie grecque, sépare le monde des vivants de celui des défunts ? Il se pourrait bien que Brian Eno utilise ces métaphores pour s’adresser en réalité à une personne emportée par la mort, dont l’absence le déchire.

Je ne sais pas si c’est ce qu’il avait en tête, mais en tous cas c’est à peu près l’interprétation que privilégie Nanni Moretti, mon réalisateur préféré, dans le bouleversant « La chambre du fils » . Ce film, lui aussi, parle de la mort, dans ce qu’elle a de plus scandaleux et de plus traumatisant (la mort d’en enfant soudain fauché en pleine force de l’âge), et des efforts surhumains qu’il faut à une famille brutalement terrassée par le chagrin pour arriver à rester unie malgré tout.

Dans « La Chambre du fils » , Moretti utilise à deux reprises un extrait de « By this river » , notamment dans une dernière scène miraculeuse, où les personnages, faisant quelques pas sur une plage de la Côte d’Azur pour se dégourdir les jambes après un long trajet en voiture, s’écartent doucement les uns des autres, l’espace de quelques secondes, comme pour figurer la manière singulière dont chacun va devoir vivre et traverser le deuil, méditer en pensant au disparu, avant de pouvoir retourner vivre auprès des siens, pour capter leur chaleur humaine et pour leur offrir celle qu’il aura retrouvé la force de produire.

La souffrance, la détresse, le deuil, nous n’y échappons pas. Mais l’apaisement, et même ne serait-ce que la consolation, j’ai l’impression que nous sommes assez peu à en trouver la clé. Avec cette chanson, Brian Eno nous en glisse une entre les oreilles, et en plein coeur.

« Through the day,

as if on an ocean,

waiting here,

always failing to remember why we came, came, came

I wonder why we came »

La scène finale de « La chambre du fils »:

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