Après Lana Del Rey hier, aujourd’hui c’est encore une chanteuse qui flirte avec la neurasthénie, là aussi de façon saisissante et troublante. Mais celle-ci s’adresse moins à des personnes déjà boxées par la vie qu’à des jeunes qui la découvrent en tremblant – par exemple ma fille Aurore, qui aime beaucoup Billie Eilish.
Celle-ci est une très jeune chanteuse (elle avait dix-sept ans lorsque cette vidéo a été tournée), dont la plupart des parents d’ados ont sans doute entendu parler car elle rencontre actuellement un très grand succès, notamment grâce à une capacité assez étonnante à donner corps au malaise et au mal-être si caractéristiques de l’adolescence (comme elle l’a dit elle-même, « Je déteste sourire. Quand je souris, je me sens faible, impuissante et petite » ).
Dans « I love you » , Billie Eilish décrit la façon dont son coeur se serre quand elle constate qu’elle ne peut s’empêcher d’éprouver des sentiments très intenses envers son amoureux, tout en sachant qu’il y a quelque chose de douloureux et de dangereux à s’y abandonner. C’est une chanson sur la peur de l’attachement, et sur la reddition: j’ai peur, je sais bien qu’il ne faudrait peut-être pas parce que je risque de souffrir un jour, mais qu’y puis-je…
« I love you » est aussi une chanson sur la façon dont le manque de confiance en soi peut nous amener à refuser de recevoir l’amour qu’on nous offre. Billie Eilish dit qu’elle n’est pas de celles qui laissent entrevoir ses sentiments (« Never been the type to let someone see right through » ) , et qu’elle préfère rester cachée pour garder l’impression d’être en sécurité. Alors quand son amoureux prononce les trois mots qu’elle languit d’entendre, elle est si surprise et si déstabilisée, si éloignée de sa zone de confort, qu’elle n’arrive pas à y croire. Alors elle lui demande non pas de confirmer son engagement, mais au contraire de le reprendre, de lui préciser que ce n’était qu’une plaisanterie et qu’il ne pensait pas vraiment ce qu’il a dit (« Baby, won’t you take it back ? / Say you were tryna make me laugh » ). Plutôt une tristesse persistante mais familière qu’un bonheur fragile et angoissant. Plutôt saboter dès maintenant la relation que la laisser naître au risque de souffrir un jour.
Billie Eilish met ici en musique le thème éternel du « Je t’aime, moi non plus » ou du « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve » (deux générations d’écart, mais toujours les mêmes affres…)
Elle le fait avec une voix d’une douceur et d’une tristesse insondable qui bouleverse visiblement ses fans – il suffit de regarder le visage baigné de larmes de ces jeunes filles qui se serrent les unes contre les autres pour se soutenir, car elles aussi éprouvent les mêmes difficultés et les mêmes angoisses à aimer et à se laisser aimer.
Un jour elles apprendront – du moins il faut le leur souhaiter.
« We fall apart as it gets dark
I’m in your arms in Central Park
There’s nothin’ you could do or say
I can’t escape the way I love you
I don’t want to, but I love you »