Voilà une chanson pleine d’innocence et de candeur, l’une de celles qui me ravissent le plus dans le fameux « répertoire de la chanson française » , et ce pour de nombreuses raisons.
D’abord parce que c’est une chanson mélancolique et nostalgique sur le désir « d’être ailleurs qu’ici » , et c’est un sentiment qui me prend souvent.
Je ne suis pas du tout un grand voyageur, je suis même assez casanier, mais je voyage beaucoup en rêverie, devant des cartes ou des plans, en me replongeant en pensée dans les lieux où je suis allé, toujours avec une grande nostalgie.
Et puis j’ai beau savoir que « le sombre chagrin grimpe en croupe derrière le cavalier » (comme l’a écrit Horace dans les Odes), j’ai beau savoir qu’un voyage ne peut pas faire disparaître nos chagrins et nos angoisses (puisqu’on s’emmène toujours avec soi, comme le disait Socrate), j’ai beau savoir que l’herbe n’est pas plus verte ailleurs (ou plus exactement que de toutes façons l’herbe paraît toujours plus verte ailleurs, où qu’on soit), j’ai souvent, comme tout le monde, l’envie de me changer les idées dans un décor de rêve, de fantasmer sur un cadre idyllique où mes soucis ou mes idées noires seraient évaporés. Et pour ça il n’y a pas vraiment mieux qu’un bateau à voiles qui file sur les vagues le long des côtes des Antilles (où je suis né, qui plus est…).
Alors à chaque fois que j’entends les tout premiers arpèges de guitare de cette chanson, instantanément je me sens transporté et je ressens le vent, le balancement et le scintillement des vagues, l’odeur de la mer, les cris des oiseaux…
Plus largement, « Le rêve du pecheur » me touche et me bouscule parce que c’est une chanson qui témoigne d’un désir de réaliser ses rêves avec plus d’intensité et d’intégrité, pour profiter plus et mieux que nous ne le faisons (en tous cas que je ne le fais) de « la vie qui se dépêche » .
Mais au-delà de ce désir d’évasion, au-delà de cette opposition entre un ici contraignant, lourd et triste, et un là-bas fascinant, apaisant et libre, au-delà de cet appel à l’intensité, ce qui me plaît surtout dans cette chanson, c’est l’évocation d’un bonheur tranquille, simple, paisible, humble (« être heureux sur un bateau » , cela suffit).
Ce que nous dit en substance Laurent Voulzy, c’est qu’il n’y a pas de mal à se faire du bien et à éprouver du plaisir, et même à le rechercher dans toutes les activités du quotidien, y compris les plus banales. D’où l’absence d’accent sur le « e » de pecheur, manière de jouer sur le double sens du mot, pour opposer d’un côté le pêcheur de « poissons moqueurs » , modeste et joyeux, et de l’autre côté celui qui commet des péchés, qui se le reproche, qui se promet de ne pas recommencer et qui, à force de se contraindre, de se restreindre et de se culpabiliser, à force d’avoir « le coeur empêché de faire mal » , le voit petit à petit se rabougrir et s’anesthésier – et donc le rend incapable de faire du bien, y compris pour lui-même.
Dès lors qu’ils sont simples et naturels, dès lors qu’ils ne dérangent personne et qu’ils ne portent préjudice à personne, pourquoi se priver des délices et des plaisirs que nous offre le monde ? Et qu’y a-t-il de plus simple, de plus naturel et de plus innocent (du latin « innocens » – « qui ne fait pas de mal ») que de se laisser caresser par le soleil et par le vent, que de voguer « sous la lune et les étoiles » , que de cueillir des baisers dans la brise de mer, que de s’adonner aux activités « qui donnent bon coeur » ?
« Le rêve du pecheur » est un hymne délicat et vibrant à la sobriété heureuse: on peut s’installer dans la félicité si on sait se contenter et se réjouir de « vivre d’amour et d’eau fraîche » .
Alors bien sûr, j’en connais qui pensent que c’est une chanson facile, la fois sur le plan musical et littéraire. Et alors ? Pour parler de sobriété et de tranquillité, est-ce qu’il y a besoin d’accords, d’orchestration et de vocabulaire complexes et subtils ? Cette mélodie simple, les mots candides d’Alain Souchon, les percussions tranquilles et les amples vagues de violons sur les refrains me suffisent amplement.
Laurent Voulzy a raconté ainsi la genèse de cette chanson dans une interview à L’Express, et sa description cadre tellement avec la simplicité et l’innocence de la musique et des paroles: « Un hiver, on était à Monaco avec Alain, et depuis une heure je fredonnais le même accord. Au bout d’un moment il me dit : «C’est joli, ce que tu chantes!» Encouragé, j’ai osé la chanter un peu plus fort. Cela lui a inspiré ce texte sur la mer, un sujet qui revient souvent dans mes chansons et ces paroles si impressionnistes. Il y a parfois des discussions entre nous à propos des paroles. Là, je ne voulais pas chanter: «Les rêves, on les empêche.» Je préférais: «Les rêves, je les vivrai.» Finalement j’ai cédé, et Alain avait raison. C’est probablement cette phrase qui met de l’acide dans une vision idyllique. Alain me répète souvent: «Cette chanson est parfaite.»«
Je ne sais pas si cette chanson est effectivement parfaite, mais en tous cas elle a la perfection, la spontanéité et la liberté des poésies et des dessins de nos enfants, qui nous émeuvent tellement qu’on les punaise sur un mur ou qu’on les accroche sur un frigo, pour nous aider à nous souvenir chaque jour de ce qui compte vraiment pour nous.
Si j’aime tant « Le rêve du pecheur » , c’est parce qu’elle est une des plus belles chansons que je connaisse sur le bonheur (et il n’y en a pas des palanquées!), sur l’importance d’être présent au monde, là où on est, avec qui on est, et de se remplir le coeur avec tout ce qui nous fait du bien (et aussi, il faut quand même l’ajouter, de remplir le coeur de celles et ceux qui nous entourent avec ce qui leur fait du bien).
Et pour se remplir le coeur, il n’y a rien de mieux que ça:
« De l’eau fraîche,
Vivre d’amour, vivre d’amour et d’eau fraîche »