Jeff Buckley – « Grace » [et tout l’album…]

Je me souviens très bien où j’étais lorsque j’ai appris la mort de Jeff Buckley.

C’était à l’occasion d’un week-end à Venise, où nous étions arrivés la veille en train. Nous étions heureux, amoureux, insouciants, totalement conquis par la beauté et le mystère de cette ville que nous découvrions tous les deux. Le soir, j’avais allumé la télé pour essayer d’avoir quelques résultats sportifs, mais il n’y avait que des chaînes italiennes. Au bout de quelques minutes, nous avions vu apparaître la photo de Jeff Buckley. Aucun de nous deux ne parlait italien, mais en décryptant quelques mots ici et là, nous avons vite compris. « Et merde… »

Je me souviens encore de mon abattement et de ma tristesse ce soir-là.

« Grace » était déjà l’un de mes albums préférés, et il l’est resté (dans mon top 10 tous genres musicaux confondus, sans la moindre hésitation).

Du début à la fin de ses dix morceaux, dans chaque note, chaque accord et chaque syllabe, Jeff Buckley s’y livre à coeur ouvert, exposant une vulnérabilité incandescente et bouleversante. Cet homme réunissait en lui tous les contraires: écorché vif, à fleur de peau, explosif, intransigeant, délicat comme une caresse, fragile comme le cristal… Il était beau comme un ange, doté d’un charisme fascinant, et il pouvait tout se permettre, avec un naturel et une invraisemblable absence d’inhibition: tout passait.

Dans sa carrière météorique (il est mort à trente ans, noyé tout habillé dans le Mississipi, sans qu’on sache tout à fait si c’était un accident ou un suicide), Jeff Bluckley n’a eu le temps de produire qu’un seul album studio, « Grace » , sorti en 1994. Les autres CD sont des compilations de performances live et un double album posthume assez inégal, et dans lequel il aurait peut-être fait un peu de vide avant de le publier.

Mais il n’y a pas besoin de beaucoup d’années pour produire un chef d’oeuvre, la preuve avec cet album fulgurant, d’une diversité si dingue qu’il peut paraître insaisissable, voire incohérent, mais qui est tout du long d’une densité sidérante.

Cette diversité tient beaucoup aux trois reprises (« Lilac Wine » de James Shelton, « Hallelujah » de Leonard Cohen, et le cantique « Corpus Christi Carol » du compositeur britannique Benjamin Britten), qui sont totalement habitées et transfigurées. Mais les compositions de Jeff Buckley lui-même sont elles aussi inspirées et d’une foisonnante variété.

Ce qui est le plus impressionnant pour moi sur cet album, c’est la prise de risque permanente. D’une chanson à l’autre, et même à l’intérieur de chaque chanson, Jeff Buckley passe brutalement d’un style musical à l’autre, d’une émotion à l’autre, avec tantôt une énergie rageuse et désespérée, tantôt une douceur et une mélancolie insondable, qui flirte avec les acrobaties vocales et le sentimentalisme (notamment sur « Corpus Christi Carol » , sur « Lilac wine » , un vieux slow des années 50, ou sur « Lover, you should’ve come over » ).

Il paraît que pendant les sessions d’enregistrement de « Grace » , Buckley demandait à ses musiciens de se tenir toujours prêts à jouer selon plusieurs configurations différentes, qu’il se réservait la possibilité de choisir selon son humeur. Un caprice de diva ? Plutôt une exigence artistique, et surtout une volonté farouche de saisir l’instant pour le mettre en musique de façon singulière. Ce n’est pas un hasard si Jeff Buckley était réputé pour ses concerts époustouflants, dans lesquels ses choix de reprises étaient d’un éclectisme étonnant (de « Strange fruit » de Billie Holiday à « Je n’en connais pas la fin » d’Edith Piaf)…

Son jeu de guitare a été salué (il était totalement dédié à son instrument, au point de passer des journées entières sans la lâcher pour décortiquer ses morceaux favoris et pour répéter encore et encore), ainsi que ses arrangements subtils et lyriques, parfois à la limite du maniérisme, mais qui n’y tombent jamais.

Mais pour ma part, je trouve que c’est surtout sa voix qui fait merveille. Il l’utilise de façon phénoménale, l’emmenant dans tous les registres possibles et imaginables. Parfois c’est la voix de poitrine qui s’impose, ample, puissante et grave, ailleurs ce sont des voix de tête aiguës et vibrantes, notamment sur la magnifique reprise du cantique de Benjamin Britten. Ici ou là, cette voix semble à deux doigts de se briser, notamment sur « Lilac wine » . À d’autres moments, par exemple sur un « Eternal life » à l’énergie démentielle, Jeff Buckley semble la martyriser brutalement pour la mettre à l’unisson de guitares, d’une basse et d’une batterie déchaînées.

Et tout ça sur quatre ou cinq octaves…

Au final, « Grace » est un album qui porte parfaitement son nom: Jeff Buckley a bien été touché par la grâce en le composant et en l’enregistrant.

Mais quel titre en extraire ?

Dans cette playlist de 365 jours où les places sont chères, j’ai déjà partagé « Dream brother » , d’une beauté déchirante, l’une des chansons qui me percutent le plus.

Pour prolonger le plaisir, j’ai bien sûr pensé à « Hallelujah » , le titre le plus connu du répertoire de Jeff Buckley, tellement connu qu’il est très souvent utilisé à l’occasion de mariages (ce fut le cas pour celui de mon petit frère), ou d’enterrements. La façon dont il a revisité cette la chanson de Leonard Cohen est franchement magnifique, avec une guitare électrique si cristalline que le chant est presque a capella, et surtout cette voix à fleur de peau. Je me réjouis vraiment que « Hallelujah » ait fait découvrir Jeff Buckley au grand public. Mais bon, à force de l’avoir entendue partout, y compris dans des centres commerciaux, le plaisir que je prends à l’écouter s’émousse un peu. J’ai réécouté le disque en entier il y a quelques jours, et je me suis dit que c’est presque la chanson que j’apprécie le moins – c’est dire le niveau du reste!

Alors « Last goodbye » ? Voilà une chanson qui décrit une rupture amoureuse d’une façon incroyablement poétique et émouvante (« This is our last goodbye / I hate to feel the love between us die » ) , avec une voix qui s’affole autant que le rythme cardiaque dans de telles circonstances.

Ou « Lilac wine » ?

Ou « Eternal life » ?

Ou le splendide « Forget her » , présent seulement sur la « Legacy edition » , et où un homme brisé constate que non, il n’arrive pas à l’oublier et à sortir du chagrin (« I walk the streets to stop my weeping, / ‘Cause she’ll never change her ways » ) ?

Ou « Mojo pin » , dans laquelle l’introduction d’un lyrisme époustouflant laisse place à des éruptions de colère dévastatrices, à des aveux qui glacent le sang (« I’m blind and tortured » ) et à des témoignages de fragilité saisissants (« If only you’d come back to me » ) ?

J’ai changé d’avis plusieurs fois, tant il y a de joyaux sur cet album…

Finalement je me suis arrêté sur la chanson titre, parce qu’elle est un condensé de tout ce que je viens de raconter.

« Grace » est une chanson immense, un continent musical à part entière, où les guitares et la voix de Jeff Buckley explorent et exposent tout ce qu’elles peuvent faire, non pas pour épater la galerie, mais pour se dévoiler telles qu’elles sont: brillantes, touchantes, profondément humaines. Au bout de 4’30 de valse grisante, on dirait que Jeff s’extrait de son corps, pris d’une transe dont il sort lui-même brutalement sonné et hors d’haleine.

C’est à peu près l’effet que produit sur moi cet album à chaque fois que je l’écoute en entier. Ce disque est une tornade hypnotique dans lequel je me précipite encore et encore, avec enthousiasme et ravissement.

Vous l’avez compris: si nous ne connaissez de Jeff Buckley que sa reprise d' »Hallelujah » , il est plus que temps d’écouter en entier cet album, et cette chanson où il chante que son heure est venue et qu’il attend la mort sans la craindre, assis dans un brasier à sa mesure: énorme.

« There’s the moon asking to stay

Long enough for the clouds to fly me away

Well it’s my time coming, I’m not afraid, afraid to die

My fading voice sings of love,

but she cries to the clicking of time

Wait in the fire »

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