Voici un morceau instrumental et dépouillé, incroyablement sensible et à fleur de peau, et qui a le don de me mettre moi-même à fleur de peau. Un morceau à écouter les yeux fermés pour s’aider à descendre en soi et à prendre des nouvelles de soi-même, ce qui n’est jamais une mauvaise idée.
Sparklehorse est le pseudo choisi par l’auteur-compositeur-interprète américain Mark Linkous, mort en 2010. Après avoir vécu de petits boulots, Mark Linkous a choisi de se cacher derrière cette appellation clinquante pour produire des albums qui ont conquis des pointures comme Radiohead (dont il a fait la première partie en 1996), PJ Harvey ou Tom Waits.
Mark Linkous propose une musique sensible et fragile, à son image puisque lui-même, largement inadapté à la vie sociale, a passé l’essentiel de sa vie à se battre contre la dépression, parfois reclus chez lui comme si la lumière du jour lui écorchait les yeux, et parfois interné dans un hôpital psychiatrique. Il s’est battu, mais sans grand succès: une première tentative de suicide en forme d’overdose l’a laissé paraplégique pendant de longs mois, et il a fini par se suicider pour de bon en se tirant une balle dans la poitrine…
Mark Linkous est la preuve (malheureusement plus vivante) que quand on va vraiment très mal, la pensée positive est non seulement inefficace, mais bien souvent néfaste. Le précédent album de Sparklehorse s’appelait « It’s a wonderful life » . Puisque la vie est si merveilleuse, pourquoi l’avoir quittée si en avance et si violemment ? C’est sans doute que Mark Linkous ne croyait pas vraiment à ce qu’il énonçait. Il aurait sans doute mieux fait de ne pas se forcer à exprimer une joie qui était éteinte en lui. Il me semble que quand on va vraiment très mal, le mieux qu’on ait à faire est de prendre soin de sa peine et de sa colère, de les laisser s’épancher et se dissiper petit à petit, ce qui permet de refaire petit à petit de la place pour que la joie revienne un jour. Encore faut-il pouvoir exprimer tout cela à quelqu’un d’attentif et bienveillant, dont l’écoute et le soutien parviennent à lever lentement les barrières… mais tout le monde n’a pas cette chance, malheureusement.
Quoi qu’il en soit, Mark Linkous est un de plus sur la longue liste des malheureux qui ont erré dans l’existence comme des âmes en peine, mais dont la détresse a été la matière d’albums et de chansons merveilleuses, qui nous aident à surmonter les moments où nous-mêmes nous vacillons et où nous flanchons. Et en cela il est très précieux.
L’album « Dreamt for light years in the belly of a mountain » , au nom si étrange et si peu adapté aux formats de l’industrie musicale, a un peu déçus les fans car il est imparfait, en tous cas inégal. Il est néanmoins, comme l’a écrit un chroniqueur, « un disque à la beauté triste et discrète, au spleen lunaire et à la féerie suave » .
La chanson titre de l’album, qui le clôture, fait partie de ces bijoux enivrants que je ne me lasse pas d’écouter en boucle. Et pour cause: c’est justement une chanson qui tourne en boucle et qui, si on l’écoute distraitement, peut donner l’impression que le CD est rayé, car sans cesse reviennent les même motifs et les mêmes sons étranges de l’orgue et de l’harmonium, les mêmes bips électroniques qui évoquent une pompe à morphine, les mêmes notes vibrantes d’une guitare puis d’un piano qui semblent être en apesanteur… Comme me l’a dit mon ami Elric quand il l’a découvert, c’est un morceau qui fait un peu l’effet d’un massage du crâne, extrêmement relaxant.
Comme chez Brian Eno ou Mogwai, tout est ici affaire d’ambiance. Le but n’est pas de raconter une histoire mais d’installer une atmosphère dans laquelle chacun peut librement explorer ses propres pensées et émotions. Mark Linkous l’a dit un jour dans une interview: « Sometimes my songs are just like images or films in my head. » C’est typiquement le cas ici. On peut donc écouter des dizaines de fois de suite « Dreamt for light years in the belly of a mountain » , pour prolonger le plaisir de se plonger dans cette musique fragile et délicate, léthargique et aérienne, mélancolique et profonde, ouatée et hypersensible, douloureuse et angélique.
Puisque « Dreamt for light years in the belly of a mountain » est le dernier titre de l’album, il est posé là pour nous dire au revoir (ou adieu), pour éteindre la lumière avant se prendre congé. On dirait presque que Mark Linkous l’a enregistré d’outre-tombe pour que nous puissions, au cours d’une écoute contemplative, avoir encore un écho de lui après son suicide. Comme une étoile déjà morte, mais dont la lumière brillante parvient encore jusqu’à nous.