Miles Davis – « Flamenco sketches »

Dans l’histoire du jazz, Miles Davis occupe une place spéciale, de par son immense reconnaissance à la fois critique et populaire, mais aussi de par sa longévité.

Dans le cimetière des rock-stars, il y a du monde admis au fameux « club des 27 » (Jimi Hendrix, Janis Joplin, Jim Morrison, Kurt Cobain…), et beaucoup de rockers n’ont pas tenu beaucoup plus longtemps: Ian Curtis est mort à 33 ans, Tim Buckley à 32 ans, son fils Jeff à 29 ans…

C’est moins connu parce que le jazz est souvent considéré comme une musique élitiste et plus ou moins réservée aux intellos, mais énormément de jazzmen ont eux aussi vécu de façon incandescente, tels des papillons de nuit attirés par la flamme de la bougie et qui finissent par se brûler les ailes. Charlie Parker est mort à seulement 34 ans, John Coltrane à 41 ans, Billie Holliday à 44 ans, Lester Young à 49 ans, Bill Evans à 51 ans… Tous ces géants du jazz avaient une hygiène de vie désastreuse (manque de sommeil, addiction aux drogues et à l’alcool), et quasiment tous étaient habités par une quête d’absolu musical totalement dévorante. La façon dont ils ont vécu leur passion a été préjudiciable à leur propre santé et à leur bien-être (et bien souvent aussi à leurs proches…)

Dans ce panorama, Miles Davis fait (un peu) exception.

Lui aussi a connu les drogues, lui aussi a brûlé intensément, mais il a vécu 65 ans, et après « Kind of blue » il a encore brillé pendant 27 ans et sorti 22 albums en studio.

Sa longévité a permis à Miles Davis de connaître et d’embrasser plusieurs courants de l’histoire du jazz: le be-bop à ses débuts, puis le cool jazz, le hard-bop, le jazz modal qu’il a lui-même lancé, et pour finir le jazz moderne, le fun jazz et le « jazz fusion » , dans lesquels les instruments traditionnels de son quintet se mélangent aux musiques électriques et aux synthés (ce qui l’a rendu célèbre, mais que je n’aime pas beaucoup). Miles Davis est de ceux dont on dit qu’ils ont « tout connu » . Il y en a d’autres dans l’histoire du jazz (par exemple Sonny Rollins, encore vivant et dernier des Mohicans), mais lui a expérimenté tous azimuts, et il a été bien plus créateur et novateur.

Miles Davis est aussi important dans l’histoire du jazz parce que dans les différents quintets dont il a été le leader, il a révélé et donné leur chance en tant que sidemen à des talents très variés dont il a contribué à lancer la carrière (Sonny Rollins justement, Cannonball Adderley, Bill Evans, Herbie Hancock, Wayne Shorter, Chick Corea, Keith Jarrett…). D’une certaine façon, il a été une sorte de « parrain » du jazz, entre les années 40 et les années 80.

Dans sa discographie foisonnante, je retiens surtout les albums des années 50, qui sont pour moi l’âge d’or du jazz que j’aime. Dans ces fastes années-là, il a publié une palanquée de chefs d’oeuvre dont les titres se résument assez souvent à des verbes au gérondif, comme une invitation à se mettre en mouvement, à agir, à créer, à jouir de la vie (« Walkin' » , « Cookin' » , « Relaxin' » , « Steamin' » , « Workin' » ). 26 albums en dix ans (!), et tous sont géniaux: qui peut rivaliser ? Personne à mon avis.

Cette décennie fantastique se conclut en apothéose en 1959 avec « Kind of blue » , un disque mythique, qui est peut-être le plus grand disque de l’histoire du jazz et l’une des plus grandes créations musicales du XXème siècle.

Dans cette session d’enregistrement en 1959, Miles Davis a réuni autour de lui une collection fantastique de talents (John Coltrane, Bill Evans, Cannonball Adderley, Paul Chambers…), et il a créé une atmosphère de travail fondée sur une grande liberté et une totale confiance. Dans une interview, Miles Davis a expliqué qu’il a souhaité ne pas donner d’indications à ses musiciens sur les accords à jouer: « Quand on se base sur les accords, on sait à la fin des 32 mesures que les accords sont terminés et il n’y a rien d’autre à faire que de répéter ce que l’on vient de faire – avec des variations. » Mais avec le jazz modal, poursuit-il, « il y aura moins d’accords mais des possibilités infinies à n’en savoir que faire » . Montaigne a écrit dans les Essais: « Qui ne voit que j’ai pris une route par laquelle, sans cesse et sans peine, j’irai tant qu’il y aura de l’encre et du papier au monde ? » Miles Davis, lui aussi, ouvre la voie à une odyssée musicale qui n’aura jamais de fin, en tous cas qui pourrait n’avoir jamais de fin et se renouveler en permanence si les musiciens qui jouent étaient éternels.

Ce cadre de travail a permis à Miles Davis de tirer le meilleur de chacun des musiciens invités pour cette session. Il les a laissés improviser de façon débridée, et en même temps, mystérieusement, il a réussi à créer entre eux une alchimie absolument incroyable. Comme on dit qu’une ruche est un individu à part entière, et que chaque abeille n’est qu’une cellule de ce super-organisme et contribue sans le savoir à la perfection de l’ensemble, ici ce n’est pas une collection de musiciens que l’on écoute, mais un orchestre à sept têtes et à sept coeurs qui sont parfaitement connectés et ajustés les uns aux autres. Chaque solo donne l’impression de n’être là que pour lancer le suivant, et ainsi de suite. Tout s’enchaîne de façon fluide, tout glisse sans la moindre aspérité. C’est magique, absolument et définitivement magique.

Au final nous avons dans les mains un disque parfait (mais vraiment parfait, totalement parfait, à la moindre note près), composé de cinq joyaux stratosphériques et intemporels (dans les rééditions, de nombreuses versions alternatives ont été ajoutées).

Jimmy Cobb, batteur durant cette session, a dit à propos de « Kind of blue » qu’il a « du être composé au paradis » , c’est dire l’admiration transie que ce disque peut susciter. Peut-être que quand Miles est arrivé au paradis, Dieu est venu l’accueillir et lui taper sur l’épaule ou lui faire un check, tant c’est un album qui force le respect et qui s’impose comme un chef d’oeuvre incontestable.

Vous l’avez deviné, c’est clairement l’un de mes albums préférés, dans mon top 10 tous genres musicaux confondus (avec, pour le jazz, le « Köln concert » de Keith Jarrett). Écouter ces deux albums tranquillement, au casque, les yeux fermés, est dans les deux cas une façon d’aller au paradis de la musique, mais c’est aussi une sacrée leçon d’humanité et d’humilité: comment est-ce possible que des humains aient pu être capables de créer une telle merveille ?

De « Kind of blue » , j’ai déjà partagé « So what » , une déclaration fracassante et presque dédaigneuse par rapport à celles et ceux qui jouent de la musique dans les divisions inférieures. Miles Davis n’était pas forcément le plus modeste des artistes, mais il faut dire qu’il avait de quoi être fier de lui.

« Flamenco sketches » est tout aussi merveilleux. Fortement inspiré de « Peace Piece » , un morceau de Bill Evans que je vénère littéralement et qui repose sur deux accords répétés en boucle, « Flamenco sketches » explore un paysage sonore qui est la définition musicale de la paix et de la sérénité.

L’intro est lancée par la basse et le piano avec une délicatesse infinie, qui donne le ton pour les 9 minutes et 26 secondes. La trompette de Miles arrive très vite (à 0’18): elle joue simplement, lentement, avec une classe qui n’appartient qu’aux grands et qui est ici bien plus éclatante que dans des tempos plus virtuoses.

Le solo de Coltrane qui démarre à 2’02 est pour moi l’un des points culminants de cette merveille, avec celui de Bill Evans. Le Trane semble s’avancer, souverain, souple, impressionnant et sûr de lui comme un tigre, et il nous scotche littéralement par le son clair et massif de son sax ténor et par la richesse, la subtilité, l’éloquence et la puissance d’évocation de la mélodie qu’il invente en direct. Quand arrive le tour de Bill Evans, on change de registre: ici c’est la retenue qui domine, un jeu de piano qui est si délicat qu’il peut presque paraître timide, alors qu’en réalité il touche au génie.

« Flamenco sketches » est aussi fascinant parce que c’est l’illustration la plus parfaite de la nouvelle façon de jouer que Miles Davis, inspiré par le pianiste et écrivain George Russell, va appeler le « jazz modal » . Sans doute composé par Bill Evans, ce morceau rompt avec la façon traditionnelle d’improviser dans le jazz, où la partition indique les douze premières mesures d’un air et le chiffrage des accords (ce qu’on appelle le « head ») , et laisse ensuite chaque musicien improviser tout à tour en jouant des « accords » (c’est-à-dire des notes jouées ensemble ou successivement). Dans « Kind of blue » , et notamment sur « Flamenco Sketches » , le morceau repose sur cinq « modes » , chacun d’entre eux faisant passer une émotion légèrement différente. Et tout en haut de la partition, on trouve simplement ces quelques mots manuscrits: « Improvisez sur ces modes » , avec les notes que vous voulez du moment qu’elles se trouvent dans la gamme en question. Bill Evans raconte aussi que la seule consigne était la suivante: dans chaque solo, l’improvisation « peut durer aussi longtemps que le soliste le souhaite » . Miles Davis confie un jeu de clés à chacun, en lui faisant confiance pour en faire le meilleur usage.

Dans pas mal d’albums de jazz des années 70-80, l’héritage de « Kind of blue » n’est pas reluisant, car bien sûr ce n’est pas donné à tout le monde d’improviser de façon géniale. Le jazz modal donne une liberté presque totale aux musiciens, et du coup ceux qui n’ont pas grand-chose à transmettre (ou pas le talent nécessaire pour rendre ce qu’ils ont inventé dans la tête) s’octroient le droit de se vautrer dans des improvisations en roue libre, stridentes, désordonnées et (pour mon goût) franchement désagréables, voire insupportables. Si improviser c’est jouer ce qui passe par la tête, le résultat ne peut être précieux que quand la tête est remplie de réminiscences musicales nombreuses, riches et variées, sans quoi c’est la porte ouverte au n’importe quoi.

« Un homme (ou une femme) égale une voix » , en politique je suis d’accord, mais en musique je ne suis pas très démocrate: il y a des génies, des géants, des artistes, et puis il y a des amateurs méritants mais un peu besogneux, des groupes sympas mais dont on oublie la moindre prestation en quelques secondes, et d’autres qui sont parfaitement insignifiants.

« Kind of blue » est au sommet le plus vertigineux de cette hiérarchie artistique: de la liberté accordée par Miles Davis à ses musiciens est née une œuvre qui est à la fois un miracle de spontanéité, d’inventivité et de créativité, et d’une cohérence et une harmonie prodigieuses.

En particulier sur « Flamenco sketches » , il n’y a rien à ajouter et rien à enlever. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / luxe, calme et volupté » .

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *