The Beatles – « Let it be »

J’ai beaucoup écouté les Beatles à partir de treize ans environ, notamment grâce à un super copain qui s’était fait offrir l’intégrale en vinyle.

Plus tard, quand j’ai eu une platine CD, les deux doubles albums de compilation (la rouge et la bleue) ont fait partie de mes premiers achats, et je les ai tellement écoutés qu’à force j’en ai appris par coeur les enchaînements. Mais il m’a fallu attendre assez récemment pour acheter d’occasion quelques CD des albums originaux (l’album blanc, « Abbey road » , « Sergent Pepper » …).

Le résultat est que j’adore les principaux succès des scarabées (notamment « Penny Lane » , « While my guitar gently sweeps » , « With a little help from my friends » , « The fool on the hill » …), mais que je connais très mal le reste. Voilà un effet pervers des compilations: c’est tellement bien qu’on oublie d’explorer ce qui n’y figure pas, où pourtant attendent souvent des joyaux méconnus…

Sorti en 1970, quelques semaines après que les Beatles ont annoncé officiellement leur séparation, l’album « Let It Be » est le douzième et dernier du groupe.

L’histoire de ce disque est assez spéciale. À l’origine, le projet était de retourner aux sources du rock. Après plusieurs albums truffés d’arrangements soignés et éclatants, les Beatles voulaient enregistrer, dans les conditions du live et avec peu d’instruments, des chansons qu’il serait facile de jouer sur scène, en prévision d’un futur concert qu’ils imaginaient donner depuis le toit de leur immeuble londonien. Mais les difficultés relationnelles au sein du groupe étaient déjà très profondes (George Harrison était frustré que Lennon et McCartney ne montrent aucun intérêt pour ses compositions, et John Lennon confessera plus tard « J’étais désormais avec Yoko, je n’en avais rien à foutre de rien » ). Le projet n’avançait donc pas beaucoup, et il a été abandonné. Toutes les heures d’enregistrement ont été remisées, exception faite de trois singles (« Get back » , « Don’t let me down » et « Let it be » ). Quelques mois plus tard, après la parution entre temps du onzième album « Abbey road » , le célèbre producteur américain Phil Spector s’est vu confier les bandes du projet « Let it be » , il les a réarrangées à sa sauce et il a créé, à partir de morceaux épars et disparates, un puzzle homogène.

À la sortie du disque, les fans ont été déconcertés voire déçus, et beaucoup de critiques ont été sévères, jugeant « Let it be » bien en-deçà des précédents albums, notamment à cause du travail de Phil Spector, qui a rendu certaines chansons assez lisses et désincarnées. Certains ont même parlé d’un groupe « castré » , écrasé par la harpe, les violons et les choeurs, dont la musique n’a plus ni originalité, ni vigueur, ni fraîcheur – un peu comme si Paul Bocuse s’était reconverti en cuisinier dans un relais routier. Dans le Sunday Times, un chroniqueur a par exemple écrit que si les Beatles ont été « brillants et inégalables à leur summum » , ils peuvent aussi être « négligents et complaisants » quand ils sont « à leur plus bas » … par exemple ici.

Au sein même des Beatles, le disque n’a pas fait l’unanimité. Paul McCartney trouvait l’album « horrible » et il a envoyé au patron de sa maison de production Apple corps un message furax: « Ne me refaites jamais ça » . Au début des années 2000, il a initié la publication d’une version expurgée du travail de post-production de Phil Spector, dont le nom est très révélateur: « Let it be… naked » .

Mais les autres membres du groupe sont plus élogieux sur le travail de Phil Spector. George Harrison l’a par exemple qualifié de « très bonne idée » , et John Lennon a déclaré au moment de la sortie du disque: « Spector a travaillé comme un malade là-dessus. On lui avait refilé la pire des merdes qu’on ait jamais enregistrée, et il est parvenu à en faire quelque chose » .

Quand on en est à un tel niveau de dissensions, en effet, ce n’est plus la peine de se forcer à continuer, mieux vaut que chacun suive sa propre route, pour le bien de tout le monde…

Quant à la chanson-titre « Let it be » , c’est clairement celle qui émerge de l’album, en tous cas pour le grand public: le magazine Rolling Stone l’a classée à la vingtième place des 500 plus grandes de tous les temps. Le succès de ce morceau a été tellement immense que John Lennon en était paraît-il jaloux, car il avait été écrit et il est chanté par Paul McCartney, et il le considérait comme une bondieuserie un peu niaise. Si cette anecdote est vraie, elle montre Lennon sous un jour assez mesquin (d’autant plus qu’on pourrait peut-être lui retourner le compliment pour « Imagine » , qui personnellement me gonfle un peu 😉).

Quoi qu’il en soit, c’est l’une de mes chansons préférées des Beatles, sans doute même ma préférée.

À la première écoute, on a forcément l’impression que c’est un texte à la dimension religieuse appuyée, écrit en hommage à la vierge Marie. « Let it be » n’est pas une expression très courante en anglais, mais elle peut faire penser à la formule « Ainsi soit-il » , qui à l’origine est utilisée à la fin des prières adressées à Dieu ou à ses saints. Dans la « naked version » , l’orgue qui apparaît à 1’05 a clairement le même son que celui qui accompagne la sortie des fidèles pendant la communion ou à la sortie de la messe. Cette chanson a donc a priori l’allure d’une sorte de cantique moderne.

Mais les choses sont en réalité plus complexes, et surtout plus intimes. Paul McCartney a expliqué plus tard que pendant des sessions d’enregistrements où l’ambiance au sein du groupe était déjà franchement délétère, il a rêvé de sa mère, qui s’appelait Mary et qui était morte d’un cancer alors qu’il avait seulement 14 ans, et que dans ce rêve, sa mère venait simplement et doucement lui conseiller de ne pas se laisser emporter par le ressentiment ou la colère, mais de « laisser aller » (« Just let it be » ).

C’est justement cela que je trouve aujourd’hui particulièrement touchant. J’aime ces paroles empreintes de bienveillance, de compassion. Ce sont des paroles qui apaisent, qui soulagent et qui rassurent, et qui en même temps donnent de la confiance et de la force pour affronter l’adversité.

J’aime aussi, même si je n’y crois pas du tout, cette idée qu’il y a quelque part un ange gardien qui veille sur nous et qui s’arrange pour créer à notre insu les conditions de notre bonheur retrouvé, à l’instar de Clarence dans « La vie est belle » de Frank Capra…

Il y a quatre ans, alors que je me retrouvais seul et que j’étais vraiment au fond du trou, j’avais passé une après-midi chez des amis beauvaisisiens, et nous avions joué aux cartes tous ensemble. Comme d’habitude quand il y a des enfants, je faisais l’andouille, et notamment je surjouais le désespoir lorsque je perdais une partie, pour faire rire une petite fille d’une dizaine d’année qui était là aussi, et que ça amusait beaucoup. Au bout d’un moment, juste après une dérouillée de plus que je feignais de prendre au tragique, cette petite fille m’a brusquement pris les mains, elle s’est redressée (« right in front of me« ) , elle m’a regardé droit dans les yeux, et elle m’a dit plusieurs fois, sur un air mi-amusé, mi-grave: « Ça va aller » .

Elle ne pouvait pas le savoir, mais c’était très exactement ce que j’avais besoin d’entendre à ce moment-là, surtout que c’était dit sans pathos, avec une empathie, une douceur et une gentillesse naturelles.

« Laisse aller, ça va passer, ça finira par s’arranger » , « Après la pluie viendra le beau temps » , « Le bonheur ça vient toujours après la peine » , « Every cloud has a silver lining »… Bien souvent, ces formules toutes simples, ces « paroles de sagesse » , sont le mieux que l’on puisse dire à celles et ceux qui traversent un moment difficile (« des heures de noirceur » ). Quand il m’arrive moi-même d’en vivre, quelquefois j’écoute « Let it be » , et cela me fait toujours du bien.

« When I find myself in times of trouble, Mother Mary comes to me,

speaking words of wisdom, let it be

And in my hour of darkness she is standing right in front of me,

speaking words of wisdom, let it be

(…)

And when the night is cloudy,

there is still a light that shines on me »

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