En commençant à réfléchir à ce texte, je me suis rendu compte d’un truc important, dont je n’avais jamais pris conscience: Pink Floyd est le seul groupe de rock que j’ai découvert et écouté chez mes parents, avec un disque acheté par mes parents, sur la platine vinyle de mes parents.
Autant que je me souvienne, mes parents n’écoutaient jamais de rock. Leur univers musical était fait presque exclusivement de chanson française très rive gauche et années 60 (Jean Ferrat, Henri Tachan, Mouloudji, Georges Moustaki, Mannick, François Bérenger, Anne Sylvestre…), qu’ils avaient découverte à l’occasion de leurs études à Paris. Ils possédaient bien quelques bandes magnétiques de musique classique, mais ils ne les écoutaient quasiment jamais – en tous cas je n’en ai aucun souvenir.
Mais ils avaient plusieurs disques des Pink Floyd: « Atom heart mother » et « Meddle » , que je n’écoutais jamais (j’ai essayé une ou deux fois et j’ai trouvé plusieurs morceaux très désagréables), « The wall » , qui me plaisait déjà beaucoup plus (surtout « Comfortabily numb » ) , mais que je trouve aujourd’hui assez pompeux…
Et « The dark side of the moon » .
J’ai énormément écouté ce disque, et je l’ai tellement aimé qu’il m’a donné l’envie d’emprunter à la médiathèque d’autres albums de Pink Floyd: bien m’en a pris, car en piochant au hasard dans les bacs, j’ai découvert un autre album fantastique, « Wish you were here » .
Le résultat de tout cela, c’est que quand j’étais ado, je faisais tourner en boucle sur le petit magnétophone de ma chambre une cassette où j’avais enregistré « The dark side of the moon » sur une face et « Wish you were here » sur l’autre. Je me souviens notamment avoir entièrement lu « Moby Dick » au son de ces deux albums. Si par hasard il y a des djeunns qui me lisent, ce n’est pas la peine de vous extasier: à l’époque il n’y avait que trois chaînes de télé, pas d’internet, pas de portables et pas de consoles vidéo, alors il fallait bien s’occuper, et pour ça les livres ce n’est pas la plus mauvaise idée du monde.
Bref, pour moi Pink Floyd est un groupe très important.
Celles et ceux qui me connaissent de près savent que depuis très longtemps, j’ai avec mes parents des relations difficiles, alors tout ce qui peut me relier à eux d’une manière positive est d’autant plus précieux. Une fois qu’on a des enfants, je crois qu’il n’y rien de plus important au monde que de leur transmettre des choses qui leur fassent du bien.
Pink Floyd est aussi un groupe très important dans mon éducation musicale, parce qu’il m’a déverrouillé les oreilles. Vers mes 13-14 ans, j’aimais bien la variété (on regardait assez souvent « Champs-Elysées » en famille), notamment JJG et les « tubes des années 80 » , français ou internationaux. J’avais aussi commencé à écouter la musique qu’appréciaient mes copains (Téléphone, AC/DC, Renaud, Police…). Mais les Pink Floyd (et les Beatles) m’ont fait entrer dans un univers musical beaucoup plus vaste et varié, avec d’abord Cabrel, Souchon, Cure ou Lloyd Cole, puis Peter Gabriel, U2, Pixies, Nirvana, Jean-Louis Murat, Gérard Manset, les Smiths, et puis Radiohead, Nick Cave ou PJ Harvey, et puis le jazz, le classique, le baroque, l’ambient music de Brian Eno…
En repensant à toute cette histoire, je me dis que Pink Floyd est peut-être la source la plus reculée de ma culture musicale actuelle, et pour moi c’est très émouvant de me rendre compte que cette source, je m’y suis abreuvé dans la maison où j’ai passé toute mon enfance, en écoutant les vinyles de mes parents. Je leur suis reconnaissant qu’ils aient contribué à me faire découvrir, à partir de Pink Floyd, tout ce qui a suivi, parce que ces albums ont éduqué mon oreille et ma sensibilité.
Bon, et cette chanson ?
D’abord, quelques mots sur « The dark side of the moon » , sorti en 1973, et qui est le huitième album studio de Pink Floyd. Un disque gigantesque, intergalactique, fascinant. Une source d’inspiration pour les groupes qui l’ont suivi, et encore aujourd’hui, source d’un pied immense quand on le réécoute en entier, comme moi pendant que j’écris ce texte.
« The dark side of the moon » est un album concept, comme ça se faisait beaucoup à l’époque. L’idée du groupe était de composer des chansons qui, chacune à leur manière, parlent des multiples pressions imposées aux individus par le monde moderne, et qui se traduisent souvent, comme chez Syd Barrett (l’ancien membre de Pink Floyd parti en 1968 alors qu’il en était le principal compositeur et parolier), par de graves troubles de santé mentale.
Les chansons parlent donc de l’argent et du consumérisme (« Money » ) de la compétition généralisée, du déracinement et de la terreur causés par les voyages et la soumission à la technique (« On the run » ) , du sentiment de vanité et de solitude généré par la prise de conscience de l’infinité de l’univers (« Breathe » ) , de la banalité de la vie et de ses occurrences répétitives (« Speak to me » , « Breathe » ) , de l’aliénation, de l’enfermement, de la guerre et des conflits que l’on n’arrive pas à aplanir (« Us and them » ) , de la course du temps et du sentiment d’urgence (« Time » ) , de la maladie mentale (la lune dont il est question dans cet album, c’est aussi celle des « lunatics », c’est-à-dire des « fous », et on entend dans « Brain damage » cette phrase étonnante: « You lock the door, throw away the key / There’s someone in my head but it’s not me » ). Ça parle aussi de la disparition et de la mort – ou plus précisément de l’angoisse de la mort (« The great gig in the sky » )…
Comme l’a dit Roger Waters, cet album est consacré à « tout ce qui peut rendre les gens fous » . Il y avait de quoi faire…
Musicalement, « The dark side of the moon » est souvent considéré comme le plus grand album de rock progressif. Le disque oscille entre des titres incroyablement planants (« Breathe » , « The great gig in the sky » , « Us and them » ) , et d’autres plus rock (« Time » ) , avec une inventivité musicale assez dingue (cf. l’intro de « Money », l’ambiance quasiment trip hop de « Any colour you like » , et les sons divers qui parsèment le disque: caisses enregistreuses, cris, moteurs d’avion, carillons, horloges, bruits de pas, bribes de conversations, battements de coeur…).
C’est tellement riche et varié qu’on a l’impression que même si on écoutait l’album des centaines de fois, on remarquerait à chaque écoute un nouveau petit détail, un arrangement, un riff, un son, avec à chaque fois le plaisir de la surprise. Et tout cela est ciselé et fignolé de façon presque maniaque, sans que cela sonne formaté ou corseté par l’industrie du disque.
Habituellement je n’aime pas spécialement le rock progressif, mais ici c’est carrément jouissif.
Mais quelle chanson choisir au sein de ce véritable monument ? Eh bien comme souvent, j’ai eu du mal.
Sur « Wish you were here » , je n’ai eu aucune hésitation: la chanson-titre est l’une de celles qui me bouleversent le plus, et elle est installée à l’aise Blaise dans le Top 10 toutes catégories de mes morceaux préférés.
Mais sur « The dark side of the moon » , j’étais bien embarrassé, d’autant plus que sur chaque face, les chansons s’enchaînent les unes dans les autres pour former une longue expérience musicale difficilement séparable en morceaux (cf. notamment l’enchaînement entre « Time » et « The great gig in the sky » , ou entre « Us and them » et « Any colour you like » , ou le retour du thème de « Breathe » à la fin de « Time »).
L’album commence avec « Speak to me » , par ce fade in génial qui fait émerger du silence des battements de coeur (ils reviendront à la fin de la face B pour clôturer l’album), puis des bruits bizarres, des rires malaisants, un cri primal, le frottement des cymbales… Pink Floyd nous convie à pénétrer dans son mystère, avec un crescendo auditif impressionnant.
Après avoir capté notre attention, le groupe nous installe dans son univers avec « Breathe » , où les nappes de synthé et de guitare évoquent le calme absolu de l’espace sidéral. Sur le plan sonore, ce sont ici des alternances de montées et de descentes, douces et infatigables, comme une respiration ventrale, ample, profonde et apaisante. La fusée Pink Floyd a décollé, elle a pris son allure de croisière, et on y est confortablement et moelleusement installé.
Ensuite arrive, après le trépidant « On the run » , l’une des plus longues chansons de l’album, « Time » (7’05). Là aussi, une introduction étonnante, faite de bruits de carillons assourdissants, et puis une basse qui singe le tic-tac du temps qui passe, une rythmique trippante aux rototoms, et quand le morceau démarre véritablement, un lyrisme dingue… La face A de « The dark side of the moon » décrit un cycle de vie complet, depuis les premiers battements de coeur et le cri primal de « Speak to me » jusqu’au chant de Clare Torry qui semble hurler à la mort sur « The great gig in the sky » . Entre les deux il y a le temps, dont les Pink Floyd nous invitent à faire un bon usage, en tous cas un meilleur usage que celui que nous en faisons habituellement (« And you run, and you run to catch up with the sun but it’s sinking » ): eh bien c’est peu dire qu’on ne perd pas son temps en écoutant « Time » .
« Us and Them », c’est LE morceau planant par excellence, plus encore que « Breathe » . Une rythmique fluide et plus légère que l’hélium, une ligne de basse qui nous berce de façon hypnotique, un sax tenor velouté, un refrain d’une ampleur et d’un lyrisme majestueux… Avec « Us and them », le rêve d’Icare est réalisé en musique. La preuve qu’il n’y a pas besoin de substances plus ou moins illicites pour s’embrumer le cerveau et s’envoler loin au-dessus du commun des mortels (en tous cas de celles et ceux qui, en 1973, se trémoussaient sur « Le lundi au soleil » , « Les gondoles à Venise » ou « Rien qu’une larme » ). Le titre parle des clivages et des oppositions, et de fait, quand j’écoute ce genre de musique, j’ai l’impression qu’entre elle et la variété il y a quand même tout un monde.
J’aurais pu choisir de partager chacun de ces morceaux, mais il n’y a plus assez de place dans cette playlist de 365-titres-et-pas-un-de-plus. Et puis comme je l’ai dit, c’est tout l’album qui m’a marqué, et je le prends comme un tout impossible à démembrer.
Mais à la fin du fin, après trois écoutes de l’album entier durant lesquelles je suis encore resté ébahi devant tant de génie musical et d’inventivité, c’est « The great gig in the sky » que j’ai choisi de mettre en avant.
Comme je l’ai déjà mentionné, c’est une chanson qui parle de la mort, ou plus précisément de l’attitude que nous pouvons adopter quand elle survient, et avant cela quand on y pense.
L’introduction au piano et à l’orgue Hammond est déjà splendide, la ligne de basse de Roger Waters est époustouflante.
Mais que dire de l’improvisation vocale de la chanteuse britannique Clare Torry, qui démarre à 1’06 ? Elle est tout simplement hallucinante, avec un coffre à faire pâlir d’envie les candidates de The Voice, mais infiniment plus d’émotion. La voix s’élance, s’arrête, redémarre, s’envole, redescend, se recroqueville, s’étrangle, renaît… Toutes les émotions face à la mort y passent: l’horreur, l’effroi, la colère, le désespoir, et pour finir une acceptation sereine, autant que faire se peut… On est dans les montagnes russes musicales et émotionnelles, et c’est aussi féerique qu’une pluie d’étoiles filantes.
Initialement le morceau s’appelait « The mortality sequence » , et c’est bien dans un autre monde qu’on nous appelle ici, un autre monde aussi mystérieux, invisible et inconnu que la face cachée de la lune.