Dominique A – « Dans les hommes »

Après avoir été saisi par le formidable album d’Alain Bashung « L’imprudence », sorti en 2002, Dominique A décide que son prochain disque sera inspiré par cette façon collective de travailler, étonnamment libre, inventive, créative, audacieuse, ambitieuse. Il contacte alors les musiciens qui avaient entouré Alain Bashung, et il leur confie les clés pour produire et arranger les chansons qu’il leur met entre les mains, à la seule condition que les lignes mélodiques et la voix soient conservées.

Deux ans plus tard paraît « Tout sera comme avant », un disque original et foisonnant, qui a dérouté beaucoup de fans mais qui a emballé la critique.

« Dans les hommes » est une chanson qui me bouleverse à chaque écoute.

C’est une chanson sur la difficulté de communiquer au sein d’un couple (que je suppose être celui des parents de Dominique A), parce que l’homme et la femme qui le composent, bien qu’ils s’aiment manifestement, n’ont pas appris à s’exprimer et à exprimer leurs besoins affectifs, et en sont donc réduits à se cacher et à se protéger l’un de l’autre, ou à quémander son affection d’une manière inefficace et frustrante.

D’un côté, l’homme est secret et distant (« Et tu ne sauras jamais ce qui le travaillait« ; « Et ça ne sortait jamais, comme coincé dans les plis du front / qu’en souriant tu savais patiemment lui ôter« ) , ombrageux (« Il ouvrait la fenêtre, comme prêt à éclater« ) , opportuniste (« Il te disait «Toi seule» quand il voulait t’aimer« ).

De l’autre côté, la femme, socialisée comme la plupart des petites filles à l’effacement et au don de soi, semble ne pas savoir quoi faire pour entrer en contact avec ce conjoint si distant (« Douce, tu le rejoignais, disait «Viens donc manger»« ) , et elle lui passe toutes ses frasques, car elle a si peur de se retrouver seule qu’elle est prête à tout accepter de lui (« Tu ne demandais pas mieux qu’il n’avoue jamais rien« ).

« Dans les hommes » décrit la rencontre entre un anxieux évitant, qui maintient de la distance entre lui et les autres parce que pour lui la proximité est synonyme de danger et génère de l’angoisse, et une fusionnelle prête à n’importe quoi dans l’espoir d’être aimée, parce qu’elle a une piètre estime d’elle-même et parce que la solitude la terrorise. En général, cela donne un couple qui oscille entre le morne quotidien, une terrible solitude à deux (« Dans les maisons tout va dans un cours silencieux / Les bouches sont trop petites et les mots trop nombreux / pour tenir / sous le toit« ) et de brusques et épuisantes flambées d’étincelles. Une vie conjugale désastreuse où ni l’un ni l’autre ne trouve le bonheur et la paix.

Une de mes amies m’a écrit récemment que vivre avec un anxieux évitant, c’est « l’enfer sur terre » . Je veux bien la croire, malheureusement, et quand j’avais lu cela, j’avais ressenti beaucoup de compassion et de tendresse pour elle…

Ce que je trouve très émouvant dans cette chanson, c’est la souffrance qui bouillonne en dessous de cette surface si pathétique. « Il y a trop de mots dans les hommes« , et souvent ça se bouscule tellement en eux qu’ils ne savent pas par lesquels commencer, ou qu’ils ne savent pas choisir ceux qu’il faut prononcer et ceux qu’ils devraient garder pour eux. Au fond d’eux-mêmes, ils crèvent de sortir de l’évitement et de la méfiance, ils rêvent d’entrer enfin dans la rencontre authentique. Mais c’est plus fort qu’eux-mêmes, ils n’arrivent pas à faire confiance, alors rien ne sort, ou bien ce qui finit par sortir n’est pas ce qu’il faudrait dire, ou pas comme ça, ou pas à ce moment-là.

Il m’est souvent arrivé de passer de longs moments à regarder défiler des pensées qui se tamponnaient dans ma tête et que je n’arrivais pas à libérer, encore moins à articuler et à exprimer de façon claire, entendable et respectueuse. Et surtout, je n’arrivais pas à dire ce qu’il y avait en dessous de ces pensées, et qui était l’essentiel: « Tu es importante pour moi, je tiens vraiment à ce que ça se passe bien entre nous, et je tiens à faire mon possible pour que ce soit le cas. » Regrets amers et éternels.

« Dans les hommes » est une splendide réflexion sur l’incommunication, une chanson à la fois cérébrale ET sensible (et j’accorde beaucoup de prix à cette conjonction).

Dominique A nous l’offre comme toujours d’une voix claire, douce et intense (surtout sur les quelques secondes a capella à 2’57), et avec un magnifique sens de la mélodie.

Les arrangements qui lui ont été concoctés par ses musiciens (avec notamment le bassiste de Talk Talk Simon Edwards, j’ai pensé à toi Val) sont splendides et luxueux, d’une richesse, d’une complexité, d’une subtilité et d’une délicatesse parfaites. Les guitares cristallines ou grinçantes mais toujours lancinantes, les cordes pincées de contrebasse, les trouvailles musicales surprenantes et lumineuses… Les 40 dernières secondes, notamment, sont merveilleuses.

La voix comme la musique renforcent l’impression de mélancolie tragique qui ressort du texte, la douleur de constater qu’on ne sait pas comment s’y prendre, de pressentir que cela va finir par mal tourner et de ne pas savoir comment faire pour l’éviter. Il y a dans cette chanson une odeur de défaite que je ne veux plus sentir, mais qui m’a tellement été familière qu’elle me bouleverse encore, d’autant plus lorsqu’elle est exprimée de façon aussi sensible, poétique et inspirée.

« Mais…

Il y a trop de mots dans les hommes

Il y a trop de mots dans les hommes »

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