Dans les années 80-90, Henri Salvador a connu une longue traversée du désert. On ne parlait quasiment plus de lui que pour évoquer ses parties de pétanque sur la côte d’Azur et ses participations aux soirées en blanc d’Eddie Barclay. En tant que musicien, il était presque unanimement considéré comme un affreux ringard tout juste bon à produire des chansons (pas très) marrantes, telles que « Zorro est arrivé » ou « Le travail c’est la santé » .
Ce regard dédaigneux me paraît fort injuste, car il omet plusieurs bijoux de sa discographie: le touchant « Clopin clopant » (qui passait partout le soir de sa mort), le délicieux « Maladie d’amour », l’envoûtant « Syracuse », et bien sûr le merveilleux « Le loup, la biche et le chevalier », qui est l’une de mes chansons fétiches. J’ai partagé les deux derniers titres dans cette playlist d’un an, cela veut peut-être dire que moi aussi je suis un ringard ? Alors c’est aussi le cas d’Antonio Carlos Jobim, puisque la légende raconte que c’est en écoutant chanter ce drôle de Français qu’il eut l’idée de ralentir la samba afin de lui donner sa couleur nostalgique, tellement gracieuse et sexy sur « The girl from Ipanema » .
Décidément, je supporte de moins en moins le snobisme. Salvador a dans sa discographie des chansons tout à fait oubliables, c’est un fait, mais il a aussi écrit (et chanté!) des chefs d’oeuvre.
S’il avait une si mauvaise image dans les années 80-90, c’est peut-être aussi parce qu’il était connu pour avoir un caractère désagréable, pour s’être comporté de façon lâche et odieuse avec son fils naturel Jean-Marie Périer… Après la sortie du titre que je partage ce soir, il s’est trouvé une nouvelle tête de turc en la personne de Benjamin Biolay, qui en avait co-écrit la musique et les paroles avec Keren Ann, mais dont il a faussement minimisé le travail. Biolay l’a sévèrement remis en place en disant tout haut ce que, semble-t-il, tout le monde ou presque pensait au sein du show-biz franco-français: « Personne ne pouvait blairer Henri Salvador » .
Dont acte, on dirait qu’il n’était pas un type pas très fréquentable, sous ses dehors de bon vivant rigolard. Mais bon, « l’artiste et l’homme », toussa…
En 2000, une tripotée d’auteurs et de compositeurs tirent Salvador de sa retraite (à 83 ans) en écrivant pour lui un nouvel album, « Chambre avec vue », qui sera un triomphe et un come-back comme en raffole le même show-biz: disque de diamant (plus d’un million d’exemplaires vendus), plusieurs Victoires de la musique dans la catégorie « Album de variétés de l’année », « Artiste masculin de l’année » et « Spectacle musical, tournée ou concert de l’année »…
En l’occurrence, ce succès public était très mérité, car ce disque est très beau de bout en bout. Tout au long de ces quatorze courtes chansons (qui sont toutes des « chansons douces ») , nous sommes enveloppés et bercés par une atmosphère de farniente mélancolique, et bien sûr par cette voix suave et chaleureuse de papy crooner des îles.
« Jardin d’hiver » est le sommet et la quintessence de l’album.
Ici Henri Salvador ne chante pas: il murmure, il cajole, ou mieux encore il roucoule. Il n’a chanté cette chanson qu’une seule fois en studio: une prise magistrale, un moment suspendu ainsi décrit par un Benjamin Biolay saisi de sentir qu’il était en train de co-écrire une page de l’histoire de la chanson française: « Je grattouillais ma guitare à deux mètres de lui et j’avais envie de mourir. »
La mélodie et les orchestrations sont incroyablement douces, élégantes et gracieuses, avec un rythme de bossa nova ensoleillé et langoureux, des accords de guitare aériens, des balais qui caressent la caisse claire comme s’il s’agissait de préliminaires en musique…
Le texte, superbe et simple, évoque la douceur de vivre, « des dentelles et des théières« , « de la lumière / comme en Nouvelle-Angleterre« , des « golfes clairs« , « du Fred Astaire« … Il est d’une sensualité torride (« Mes mains qui courent / Je n’en peux plus de t’attendre« ) , mais aussi très mélancolique, car il est adressé à la deuxième femme d’Henri Salvador, Jacqueline, emportée par un cancer quinze ans plus tôt. « Les années passent / Qu’il est loin l’âge tendre / Nul ne peut nous entendre« , c’est par ces mots que finit la chanson, moins légère donc qu’il n’y paraît: peut-être Henri Salvador exprime-t-il ici un ardent espoir de retrouver la femme de sa vie dans un autre monde ?
L’alchimie entre tout cela me donne envie de me téléporter sur une terrasse donnant sur une plage au soleil couchant, légèrement vêtu d’une chemise ouverte, d’un pantalon de lin, d’un panama et de mocassins, allongé sur un fauteuil à bascule en jonc, enivré par une musique sensuelle diffusée par un vieux tourne-disques, pour simplement profiter du plaisir de regarder et d’écouter la mer, aux côtés de la femme que j’aime. What else ?
« Ta robe à fleur
sous la pluie de novembre
Mes mains qui courent,
je n’en peux plus de t’attendre
Les années passent,
qu’il est loin l’âge tendre
Nul ne peut
nous entendre »