Sufjan Stevens est un folskinger brillant, audacieux et ambitieux, aussi à l’aise dans la fantaisie, le baroque et la démesure que dans la ballade mélancolique et poignante.
Il est est connu pour être maître dans l’art de produire de petits bijoux graves et déchirants – par exemple « Fourth of july » et « Mystery of love » , deux titres que j’ai partagés dans cette playlist.
Mais il a aussi un côté déjanté qu’il exprime par exemple dans ses costumes de scène, dans des compositions qui sont parfois d’une exubérance assez dingue, dans le choix de construire un album-concept tout entier sur de lieux, de personnages ou d’événements relatifs à l’État de l’Illinois, ou bien encore dans celui de choisir des titres de chansons totalement extravagants (par exemple « The Black Hawk War, or, How to Demolish an Entire Civilization and Still Feel Good About Yourself in the Morning, or, We Apologize for the Inconvenience but You’re Going to Have to Leave Now, or, ‘I Have Fought the Big Knives and Will Continue to Fight Them Until They Are off Our Lands! » – si si, c’est véridique).
« John Wayne Gacy, Jr. » fait partie de la première catégorie, mais avec une originalité assez stupéfiante dans le choix du thème. Sufjan Stevens réussit en effet la prouesse d’offrir une magnifique chanson sur un tueur en série épouvantable, condamné pour le viol et le meurtre d’au moins 33 jeunes hommes. C’est une chanson pleine de délicatesse et de compassion non seulement pour les victimes (« Are you one of them ? » ) , mais aussi pour la souffrance qu’un enfant innocent doit endurer pour basculer à ce point du côté obscur (« His father was a drinker and his mother cried in bed » ).
Profondément croyant, Sujfan Stevens invite à reconnaître la commune humanité qui nous relie les uns aux autres, au-delà de nos comportements. Il y a souvent tant de punitions, de vexations, de brimades et de négligences affectives dans la vie d’un enfant, que ce n’est peut-être qu’une question de chance si les uns trouvent autour d’eux assez de « témoins secourables » pour les aider à construire une idée d’eux-mêmes comme dignes d’amour, tandis que d’autres, abandonnés à leur sort, sortent de leur enfance fracassés, pareils à des grenades dégoupillées, à chaque instant prêts à exploser et à tout dévaster autour d’eux. La psychothérapeute Alice Miller a écrit de nombreux ouvrages passionnants et bouleversants sur ce sujet. Sufjan Stevens dit à peu près la même chose dans cette courte chanson au texte magnifique, où il est simplement accompagné par un piano, une guitare et une ligne de basse obsédante.
« John Wayne Gacy, Jr. » se termine sur une introspection troublante, conclue quasiment a capella, puis par deux soupirs et par quelques notes de piano qui soulignent la gravité de ce qui vient d’être prononcé: que diriez-vous de moi si vous saviez les secrets que je cache ? Se pourrait-il que je partage un côté sombre et pervers avec ce tueur en série ? Jusqu’où aurais-je pu mal tourner si je n’avais pas eu, par chance, des gens bienveillants et chaleureux pour me rattraper par la manche ?
Musicalement, c’est peu dire que la délicatesse est au diapason du texte: des arpèges de guitare lumineux, des notes de piano qui virevoltent de façon évanescente, et une voix d’angelot qui est la fragilité incarnée, et qui se dédouble sur les refrains, comme pour appuyer la réflexion sur les bifurcations que nous avons rencontrées dans nos vies.
Il est rare qu’une chanson soit aussi bouleversante, et quand on sait de quoi elle parle c’est encore bien plus impressionnant. Alors pour moi c’est clair, Sufjan Stevens fait partie des plus grands, de ceux qui ont le talent aussi brillant qu’émouvant et généreux, et pour qui j’ai autant de tendresse que d’admiration.
« And in my best behavior,
I am really just like him
Look beneath the floor boards
for the secrets I have hid »