Voici une chanson qui apporte une solution éblouissante à une équation a priori impossible: comment est-il possible de faire encore mieux que ce qui est pourtant déjà parfait ?
Sorti en 1998, « Fantaisie militaire » avait été pour Alain Bashung l’album de la consécration critique et publique. Un chef d’oeuvre compact et dense, dont émergeaient un tube flamboyant (« La nuit je mens ») , et quelques titres encore bien plus puissants à mon goût (par ordre de préférence: « Angora », « Aucun express » et « Fantaisie militaire »).
Après un disque pareil, Bashung aurait pu faire une pause, étourdi par sa réussite artistique et commerciale. Peut-être même aurait-il pu s’arrêter là, au sommet, épuisé par un processus créatif qui est chez lui extrêmement vorace en temps et en énergie.
Mais quatre ans plus tard, en 2002, il revient avec « L’imprudence », un album très différent mais tout aussi formidable et magistral, où sa puissance créative est à son climax.
C’est un disque qui, sur le plan commercial, porte bien son nom, car il ne correspond guère à ce qui permet des passages à la radio ou à la télé.
D’abord il y a l’ambiance musicale, presque en permanence lugubre, et qui à plusieurs reprises sombre carrément dans les abysses. La seule couleur de ce disque est le noir, d’où d’ailleurs la pochette en N&B, sur laquelle Bashung semble photographié en marge d’un enterrement, dans un manteau noir, raide comme la justice, le regard en biais et foudroyant, comme s’il était furieux d’être surpris dans son intimité.
Par ailleurs il n’y a pas de tube potentiel. Même pas (ou quasiment pas) d’alternance couplets / refrains. Des textes toujours aussi énigmatiques (quasiment tous co-écrits en mode ping-pong avec Jean Fauque). Une voix grave et solennelle qui parle plutôt qu’elle ne chante. Des rythmes lents. Des arrangements majestueux de cordes, de musique électronique et de sons plus ou moins incongrus… En réalité, la plupart des morceaux ne sont pas ce qu’on appelle habituellement des « chansons », mais plutôt des divagations poétiques et auditives, dans la même veine que le « Cantique des cantiques », que Bashung a enregistré à peu près au même moment avec sa dernière compagne Chloé Mons.
« L’imprudence » est un disque austère, ambitieux, audacieux, exigeant, fervent, et donc difficile d’accès et parfois inconfortable à écouter (en particulier sur « Dans la foulée », sur « Laisse venir », et sur « Jamais d’autre que toi », qui met en musique un poème de Robert Desnos). Il a suscité l’enthousiasme de la critique, mais il ne pouvait pas marcher aussi bien que le précédent auprès du grand public. « Continent à la dérive, qui m’aime me suive« , chante Bashung: ce n’est pas donné à tout le monde d’arpenter ces cimes-là.
La force de cet album provient surtout de la façon dont Alain Bashung a offert à ses musiciens la possibilité de trifouiller et d’enrichir ses compositions, dans une démarche particulièrement collaborative. Dans une série de podcasts diffusée sur France Inter et consacrée à sa carrière, un épisode entier décrit ce processus de création, et je me souviens encore de mon étonnement quand je l’avais écouté. Ses musiciens ont reçu carte blanche pour créer des sons (cordes pincées, coups d’archet brusques et stridents, arpèges de guitare, courts appels d’harmonica, brefs soubresauts électroniques…), collecter des bruits (porte qui grince, clochette légère, corne de brume…), et tenter des collages entre toute cette matière hétéroclite. Chaque soir, Bashung venait écouter en silence le produit de leur imagination et de leurs cogitations. De temps en temps il indiquait d’un geste, d’un mouvement de tête, d’une mimique ou d’un simple mot que ce qu’il venait d’entendre lui plaisait, le touchait, l’intriguait, et c’était le signe qu’on pouvait le garder, sous cette forme, ou accolé à une autre tentative sonore, ou pourquoi pas dans une autre chanson… Ce travail d’orfèvre maniaque a duré un an, en trois sessions d’enregistrement!
Le résultat de cette manière de travailler originale, créative et éminemment collective, de ce que Bashung lui-même a appelé « des trafics de sons« , c’est un album d’une richesse sonore incroyable, un labyrinthe sophistiqué et fascinant, un fleuve qui charrie dans ses eaux troubles une profusion de trésors musicaux et de trouvailles poétiques. Une musique si vivante, si vibrante, si animée, qu’elle semble à peine avoir été inventée et enregistrée au moment même où nous l’écoutons.
Ce n’est vraiment pas le genre de disque que l’on peut découvrir et apprécier en l’écoutant comme une musique d’ambiance et d’une oreille étourdie: il faut s’y mettre attentivement, avec application, plusieurs fois, et de préférence au casque. En fait ce n’est pas un disque qu’il faut écouter, c’est un disque dans lequel il faut plonger. Comme pour la dernière période de Talk Talk (et ce n’est pas un hasard si parmi les musiciens invités il y a le bassiste Simon Edwards).
Parmi les morceaux que j’ai envie de sortir du lot, il y a « Tel », qui ouvre l’album et qui claque à la fois comme un défi à l’industrie du disque, une prise de risque et une profession de foi: « À l’avenir, / laisse venir / Laisse le vent du soir décider / l’imprudence » .
Dans la même veine il y a aussi la chanson titre, « L’imprudence », qui met en musique une notion chère à certains thérapeutes: comme il faut accepter et embrasser « l’inconfort d’exister » si l’on veut profiter de l’existence, la musique devient magique et ouvre sur un autre monde lorsqu’elle cesse de respecter des canons et des conventions et lorsqu’elle part à l’aventure, ouvre des portes derrière lesquelles elle-même ne sait pas ce qu’elle va trouver. Ce morceau de 20 minutes, qui clôture l’album, n’est pas une chanson, c’est une méditation musicale, où Bashung reprend comme un mantra la formule par laquelle il a ouvert l’album (« Laisse venir« ) , puis répète les paroles de « Tel », et se pour finir fait chamane. « Laisse venir l’imprudence » .
Il y a aussi le deuxième titre, « Faites Monter », qui s’ouvre sur une définition de la vie assez traumatisante (« Dans ma cornue / j’y ai versé / six gouttes de ciguë, / un peu d’espoir, / ça d’épaisseur / Et j’ai touillé« ) , et qui déploie une énergie étourdissante et magnétique, jusqu’à un crescendo final époustouflant. Texte, musique et interprétation me font ici penser à un animal déchaîné qui n’obéit qu’un un seul mot d’ordre: « Faites monter le mercure / Faites monter l’aventure » .
« Mes bras » est une longue et impériale déclaration d’amour (à moins que ce ne soit une référence cachée à l’héroïne ?) où la mélodie n’existe que sous la forme d’arrangements de cordes amples et lents, de gouttes de piano qui tombent du ciel, d’une basse légère et discrète…
Le texte oscille entre plusieurs constats désolés: celui d’une promesse de tendresse et de protection que l’on n’a pas su tenir (« J’étais censé t’étourdir / sans aviron sans élixir / J’étais censé te soustraire à la glu (…) J’étais censé te ravir / à la colère de Dieu (…) J’étais censé te couvrir / à l’approche des cyclones (…) J’étais censé t’extraire / le pieu dans le cœur / qui t’empêche de courir« ) , celui de la fatigue à essayer de faire vivre un amour qui n’en peut plus (« Mes hélices se sont lassées / de te porter aux nues« ) , celui de la solitude glaçante dans laquelle on se retrouve ensuite (« Les impasses / Les grands espaces / Mes bras connaissent / Mes bras connaissent / Une étoile sur le point de s’éteindre« ) , celui de l’angoisse qui parcourt l’échine (« La menace du futur, les délices qu’on ampute« ). Tout cela est d’une beauté sidérale et renversante.
« La ficelle », étonnante réflexion sur l’attente de la mort, et affirmation d’un désir de l’apprivoiser et de choisir l’heure de tirer sa révérence: « Par la meurtrière, / guette l’ennemi (…) / guette l’horizon / guette la vie / Je n’attendrai pas l’automne, / ses sonates à mon sonotone / Je n’attendrai pas / que s’abaisse le pont-levis » .
Et puis il y a « Je me dore », la seule respiration et la seule chanson lumineuse de l’album – et c’est peut-être pour cela que je l’aime tant.
Musicalement, ce morceau est une merveille absolue. La tension reste présente, soulignée ou attisée par l’intro au piano et à l’harmonica, par les fins balais de la batterie, par quelques embardées rythmiques (les guitares distordues à 2’27)… Mais le piano et quelques inventions sonores nous permettent de reprendre notre respiration (par exemple la minuscule phrase de piano qui s’envole à 1’52, comme une bulle d’air qui s’échappe du fond de l’eau), et les élans de cordes à 2’45 nous propulsent dans les nuages.
Si « Je me dore » est plus lumineux, c’est aussi parce que le texte, sublime, est tourné vers le ciel plutôt que vers les entrailles de la terre, vers le présent plutôt que vers le passé ou le futur, vers l’amour plutôt que vers la souffrance. « Un missile a élu domicile / à l’hôtel de l’oiseau-lyre« , c’est à la fois merveilleusement beau et chaudement érotique (cet oiseau est ainsi appelé pour la forme que prend sa queue lorsqu’il la déploie pendant la parade nuptiale… et pour le missile, pas besoin de faire un dessin).
Et enfin il y a dans « Je me dore » ces mots, que je me répète souvent comme un mantra, en modifiant un peu les paroles: « Désormais je me dore à la chaleur humaine« , j’en demande et j’en profite, et j’essaye d’en donner à qui en a besoin. Cette petite formule est aujourd’hui devenue pour moi une devise, ou mieux encore un engagement: elle fait partie de celles qui ont changé ma vie.
« Désormais je me dore
à tes rires
Je me dore à tes nerfs,
à la poussière des météores,
à la chaleur humaine
Désormais je me dore
à la crypte des monastères
Je me dore à l’ordinaire,
à tombeau ouvert,
à la chaleur humaine »