Aujourd’hui c’est une chanson que je n’avais pas prévu de partager… Mais en réécoutant l’album entier pour préparer le texte, je me suis dit que je la préfère bien davantage à celle que j’avais cochée dans un premier temps. Et du coup, deux chroniques pour le prix d’une 😉
Alors qu’elle vient de quitter les Sugarcubes, Björk sort en 1993 un premier album solo magnifique, »Debut » .
J’adore ce disque car il est d’une étonnante liberté: sans complexe ni inhibition, Björk fait absolument ce qu’elle veut, elle passe d’un style musical à l’autre, elle chante d’une voix tour à tour sirupeuse et criarde, sincère et maniérée, fragile et puissante, le tout avec une aisance étonnante. Sur cet album on trouve…
– une très belle et originale reprise d’un standard de jazz (« Like someone in love », où elle n’est accompagnée que par une harpe – quel choix audacieux!)
– quelques titres électro et dansants (dont un a même été enregistré dans les toilettes d’un club londonien!)
– des titres pop très entraînants (« Crying »)
– de magnifiques ballades mélancoliques (« Come to me », « Play dead »)
– des morceaux curieux et envoûtants (« The anchor song », très jazzy elle aussi avec ses trois (!) saxos)
– et enfin une splendide déclaration d’amour (« Venus as a Boy ») , que je partage aujourd’hui.
« Debut » est une très belle incarnation de ce que la créativité peut faire lorsqu’elle se laisse porter au gré de ses envies. C’est un patchwork hétéroclite et dense, qui parfois paraît incongru (mélanger du saxo et de la techno, il fallait oser), mais ça passe toujours avec brio. Björk annonce la couleur: « There’s no map to human behaviour« , donc je brouille les pistes et vous aurez du mal à me suivre. Mais elle est de celles dont la fraîcheur et l’audace balaient les doutes en clin d’oeil: je la suis donc les yeux fermés et les oreilles grandes ouvertes.
J’aime aussi cet album parce qu’au-delà de cette douce folie, il est très personnel. Plusieurs des morceaux traînaient dans les tiroirs de Björk depuis le début des années 80, et ils décrivent donc son évolution ou sa maturation sur une période assez longue. « Debut » a clairement des allures de journal intime.
Jusqu’à il y a deux semaines, j’avais prévu de partager ce soir « Violently happy« , une divagation musicale hypnotique où Björk décrit ce qu’elle ressent lorsque le sentiment amoureux est chez elle à son paroxysme: une excitation frénétique, électrique, si intense qu’elle en devient douloureuse.
Côté excitation, le titre de la chanson est explicite, ainsi que quelques passages: « I’m driving my car / too fast / with ecstatic music on« ; « I’m daring people / to jump off roofs with me » . En temps normal, Björk semble déjà être une fille assez déjantée (si je devais la définir en une formule de trois mots, je dirais « la foldingue islandaise ») , mais lorsqu’elle est amoureuse, elle a l’air de perdre tout contrôle.
C’est pour le meilleur, affirme-t-elle (« Since I met you, / this small town / hasn’t got room for my big feelings / Violently happy / ’cause I love you« ). L’amour la met en transe, et elle voudrait (se) faire croire qu’elle adore ça.
Mais toute médaille a son revers, et il y a un côté beaucoup moins agréable à vivre ses émotions de façon aussi intense. L’amour que décrit Björk est un amour assoiffé et qui semble ne jamais pouvoir être rassasié. C’est un amour où l’absence de l’autre génère une angoisse et une souffrance insupportables (« But you’re not here (…) I’ll get into trouble / real soon / if you don’t get here« ) , à tel point qu’il faut se réfugier dans l’alcool pour ne plus les éprouver (« I’m getting too drunk« ). C’est un amour où seule la présence de l’autre peut apaiser cette angoisse (« Come calm me down / before I get into trouble« ). Je n’aime pas trop cette formule, mais ici elle est bien adaptée à ce que décrit Björk: cette chanson nous parle de dépendance affective.
Le clip de Jean-Baptiste Mondino met parfaitement en images l’impression que me laisse « Violently happy »: on y voit Björk et quelques autres personnages enfermés dans une pièce capitonnée, qui gigotent dans tous les sens, se tapent la tête contre les murs, cassent l’ampoule, s’arrachent les cheveux, déchirent des nounours…
Si l’amour c’est cela, si le prix à payer pour aimer et être aimé c’est cela, alors non merci. Comme le dit elle-même Björk, « I’m aiming too high » . Je préfère un amour plus doux et paisible, ce qui ne veut pas dire fade et ennuyeux (peut-être qu’il faut avoir un peu de vécu pour penser ainsi…)
En réécoutant l’ensemble de l’album, j’ai changé d’avis au dernier moment, et le morceau que je partage est précisément celui dans lequel Björk dresse une description de l’amour qui me plaît bien plus.
« Venus as a boy » est une chanson assez magique, dans laquelle Björk décrit son petit ami comme un garçon aussi sensible que sexy, au sens de l’humour affirmé, aux doigts de fée qui éveillent ses sens et qui lui donnent la chair de poule lorsqu’ils glissent sur sa peau… Ce qui me touche le plus, c’est qu’elle le décrit aussi comme un garçon qui a le don de révéler, de déclencher et de rendre éclatante la beauté intérieure qui est en elle et dont elle-même n’a pas conscience.
Très honnêtement, en lisant ces mots, je ressens une pointe de jalousie: j’aimerais qu’une femme parle de moi de la sorte!
Ce texte naïf et frais, qui ressemble un peu à un poème de lycéenne, est chanté d’une voix espiègle que Björk triture en tous sens, comme une Lolita enroule négligemment une touffe de cheveux autour de son doigt.
Et puis j’adore la musique chaloupée et sensuelle. L’islandaise volcanique est accompagnée par un orchestre très varié mais à forte tonalité orientale: un cliquetis irrégulier, des percussions indiennes (les tablas), des perles de xylophone électro, des percussions jazzy, un sitar, des cordes de charmeur de serpents…
À moins que ce soit Björk qui nous ensorcelle, à la manière de Kaa dans Le livre de la jungle ?
« He’s exploring the taste of her
Arousal so accurate
He sets off the beauty in her »