William Sheller – « Un homme heureux »

Avant d’arriver à ce chef d’oeuvre, j’avais quelques autres bijoux de cet album à partager. Mais je n’allais pas l’oublier, bien entendu.

L’histoire de l’album « Sheller en solitaire » est assez étonnante, et elle montre que des merveilles peuvent germer sur des événements plutôt hasardeux. Un jour de 1984, alors que William Sheller devait donner un concert en direct à la RTBF, la douane belge a bloqué ses instruments et ses musiciens à la frontière. Lui a poursuivi sa route, et puisque le concert était programmé, il a finalement donné un récital piano voix. C’est peut-être à cette occasion qu’il a constaté la puissance de ses chansons lorsqu’il se contentait de les laisser se déployer dans une forme de dénuement. Alors j’ai envie de commander un big up pour ces douaniers!

Quelques années plus tard, William Sheller va enregistrer au studio Davout vingt titres interprétés dans la même configuration piano-voix qu’à Bruxelles, devant un public de 200 personnes. C’est de là que viennent les quinze morceaux de l’album « Sheller en solitaire », qui sortira en 1991, et qui sera consacré meilleur album de l’année aux Victoires de la musique 1992.

Sur cet album, qui ressemble à une compilation intime, William Sheller revisite son répertoire d’une façon splendide et délicate, comme s’il s’agissait des chansons de quelqu’un d’autre et qu’il fallait les reprendre avec un infini respect pour ne pas les profaner. C’est bien simple, j’aime toutes les titres, avec une mention spéciale pour « Petit comme un caillou », « Nicolas », « Maman est folle » et « Une chanson qui te ressemblerait » .

Sur cet album figurait un inédit que les 200 membres du public ont découvert en direct, et qui en est la dernière plage. Cet inédit, c’est « Un homme heureux », qui est aujourd’hui LA chanson de William Sheller, celle qui est presque son emblème et grâce à laquelle il a connu la consécration et le succès public (classée au TOP 50 durant seize semaines, élue meilleure chanson de l’année aux Victoires de la musique de 1992). Il doit bien y avoir des millions de gens pour qui il suffit d’un seul accord pour la reconnaître.

Musicalement, « Un homme heureux » est aussi simple et dépouillée que peut l’être une chanson mélancolique en piano-voix. Le phrasé est lent et lié, les notes semblent s’enchaîner comme coule un ruisseau calme et paisible, ou bien les pensées qui traversent l’esprit d’un promeneur nonchalant.

La voix de William Sheller, qui n’a jamais été son fort, oscille entre un petit côté boudeur (sur les couplets), et une sensibilité frêle, aérienne et lumineuse (sur les refrains).

Cette dimension presque enfantine colle parfaitement à la tonalité du texte, qui va à l’essentiel et qui évoque avec une superbe pudeur, avec une naïveté assumée, ce qui est le projet de toute vie: être heureux.

Pendant longtemps, j’ai été fasciné par cette chanson, par cet homme qui semble affirmer que « si ça n’vaut pas la peine« , si on lui dit « au fond des yeux« , il pourra sans problème retirer ses billes de la relation et se débrouiller tout seul pour être « un homme heureux » .

Aujourd’hui, c’est pour de toutes autres raisons que j’aime cette chanson, et que je l’aime encore davantage.

Aujourd’hui, je crois qu’on ne peut pas être heureux tout seul, en tous cas que c’est une tâche au-dessus des forces de la quasi totalité d’entre nous. Je me méfie des discours convenus qui prétendent non seulement qu’il faut s’offrir à soi-même tout l’amour dont on a besoin, mais que là est la seule et unique clé du bonheur. Bien sûr que c’est important de s’aimer et d’être son propre meilleur ami, bien sûr que le bonheur doit venir de l’intérieur et ne doit pas être trop dépendant des circonstances extérieures. Mais bien souvent (pas toujours, mais souvent), j’ai l’impression que celles et ceux qui disent cela, qui critiquent avec ardeur la fameuse « dépendance affective », le font en grande partie parce qu’ils ont tellement peur d’être repoussés qu’ils préfèrent encore se persuader qu’ils n’ont pas besoin de l’amour des autres.

Pour ma part, je pense que nos besoins affectifs sont aussi peu négociables que le besoin d’eau et de lumière pour une plante. Nous sommes des mammifères sociaux. Nous avons besoin d’attachement, de lien, d’amour, de contacts et de caresses, d’embrassades et d’étreintes. Nous avons besoin de regards et de mots qui nous désignent comme quelqu’un de spécial et même de central dans la vie d’une personne – surtout si cette personne occupe elle aussi une place spéciale et centrale dans notre propre vie.

Aujourd’hui je crois que pour être heureux, il faut trouver sa place, dans des relations intimes et modestes (le couple, la parentalité, l’amitié), ou bien dans des grandes causes (le militantisme, la construction d’une œuvre). Pour ma part, plus les années passent et plus l’important pour moi est d’occuper une place dans le coeur des gens que j’aime (une femme, des enfants, des amis…), et de leur offrir une place de choix dans le mien.

Pour William Sheller, trouver une place dans le coeur de quelqu’un d’autre, ce n’est pas un projet qui semble couler de source. Il se montre un peu désabusé, et il se demande même avec une certaine envie comment font les gens qui s’aiment pour y arriver (« Pourquoi les gens qui s’aiment / sont-ils toujours un peu cruels ? / Quand ils vous parlent d’eux, / y a quelque chose qui vous éloigne un peu« ).

Mais il est plein néanmoins d’une détermination à tenter sa chance, à faire le premier pas, à déclarer et à manifester son affection, à donner de la tendresse, parce que de toutes façons c’est le meilleur chemin pour devenir un homme plus heureux, plus apaisé, plus serein, plus aligné avec ce qui compte pour lui.

Cet état d’esprit me touche et me fait envie, alors je repense souvent à ce genre de petit haïku musical: « Quel que soit le temps que ça prenne, / quel que soit l’enjeu, / je veux être un homme heureux« 

« Et moi j’te connais à peine,

mais ce s’rait une veine

qu’on s’en aille un peu comme eux

On pourrait se faire sans qu’ça gêne

de la place pour deux

Mais si ça n’vaut pas la peine

que j’y revienne,

il faut me l’dire au fond des yeux

Quel que soit le temps que ça prenne,

quel que soit l’enjeu,

je veux être un homme heureux »

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