Les amoureux de la discographie de Gérard Manset le savent: c’est un infatigable explorateur de paradis perdus.
Sorti en 1979, l’album « Royaume de Siam », celui que je préfère de lui, est en lui-même un paradis perdu. Il est d’autant plus perdu que Manset l’a charcuté à l’occasion de sa réédition en CD, enlevant certains de ses titres les plus durs (notamment le démentiel « Seul et chauve » ), ajoutant quelques morceaux venus d’autres albums vinyles qu’il ne voulait pas conserver tels quels… « Royaume de Siam » est ainsi devenu une sorte de compilation partielle. Depuis lors, Manset a encore modifié la composition de ses albums CD, sorti plusieurs intégrales de taille variable, etc. Ce type est décidément d’une maniaquerie qui confine à l’obsession, quasiment à la paranoïa.
Malgré les coups de ciseaux, « Royaume de Siam » reste pour moi un bijou d’une pureté absolue. L’un de mes dix albums préférés tous genres confondus, avec une flopée de morceaux fantastiques (« Quand tu portes » , « La neige est blanche » , « Le jour où tu voudras partir » , « Ton âme heureuse » …)
« La mer n’a pas cessé de descendre » est un constat terrible sur la fin d’une relation amoureuse, qui décrit en deux lignes cliniques tout ce qu’il y a à dire dans ces cas-là: « La mer n’a pas cessé de descendre / Après le feu de joie, c’est la cendre » .
L’écriture de Manset est ici d’une poésie invraisemblable pour décrire un paradis qui était là, à deux doigts (« J’avais ton coeur à portée de la main » ), et le déchirement de constater que ça n’a pas été possible de le toucher, ou que ça n’a pas duré (« La mer n’a pas cessé de descendre / Elle est si loin qu’on ne peut plus l’entendre / Et je commence aujourd’hui à comprendre / Elle est si loin qu’on ne peut plus l’atteindre / Et tes yeux sur mes yeux vont l’éteindre » ). En pêcheur bredouille et vaincu qu’il est, Manset dresse alors ce constat accablant: « Y’a plus rien dans le filet que tu tires. »
L’accompagnement musical est dominé par quelques lignes de synthé bon marché, et surtout par une guitare électrique qui lance de petits coups comme si elle venait nous narguer et enfoncer le clou: « Si seulement tu avais été moins têtu, moins orgueilleux, moins méfiant… »
Si vous ne connaissez pas ce morceau, écoutez le, lisez les paroles, et je vous défie de ne pas être saisi, de ne pas « noircir« , « gémir » ou « tomber » .
Les deux fois où j’ai été en couple, dans les deux cas pour une longue période, « La mer n’a pas cessé de descendre » me faisait frissonner par avance en pensant à ce qui pourrait arriver. La réécouter aujourd’hui est un traumatisme, un retour asphyxiant dans un ailleurs qui n’existe plus.
Vivement le retour de la prochaine marée montante!
« Alors le mal n’a pas cessé de grandir,
le jour de tomber, le ciel de noircir.
Maintenant y’a trop d’eau, on ne peut plus revenir
La mer me pousse, la mer me tire
Oui y’a trop d’eau entre nous,
l’eau des larmes du collier de ton cou. »