À part le célébrissime « Smoke on the water », dont tout le monde a entendu le thème, je ne connais à peu près rien de Deep Purple, si ce n’est que c’est un des groupes pionniers du hard-rock, que certains de mes copains écoutaient beaucoup, dont ils accrochaient des images en tissu sur l’arrière de leurs vestes en jean, et dont ils griffonnaient le nom un peu partout – sur leurs vêtements, sur leurs cahiers, sur leurs sacs de cours en toile de jute kaki, sur les tables de classe au collège et au lycée…
Ma connaissance de ce groupe s’arrête à peu près là – désolé Jean-Michel.
Mais il y a quelques semaines, j’ai lu un beau roman de Michel Houellebecq, « Sérotonine », dans lequel il décrit de façon saisissante un morceau de Deep purple, « Child in time », dans un enregistrement pirate d’un concert à Duisbourg en Allemagne.
Alors je suis allé écouter ce morceau, par curiosité, dans une autre version live (enregistrée à la la télévision anglaise), puisque celle dont parle Houellebecq ne semble pas disponible sur Internet… et j’ai immédiatement été saisi. Moi qui avais le souvenir de Deep purple comme d’un groupe dont la musique se limitait à une longue et pénible litanie de hurlements, me voici face à une chanson impressionnante, à l’architecture subtile et progressive tout au long de ses presque dix minutes, profondément dérangeante et emballante.
Je l’ai aussi écoutée en version studio, mais j’ai été nettement moins convaincu: ici je trouve la guitare électrique trop virtuose, trop bavarde, trop bruyante aussi.
Alors retour à cette version enregistrée en direct, que j’ai bien écoutée vingt fois ces dernières semaines, toujours avec la même sensation d’être percuté et renversé par un bulldozer émotionnel qui monte en puissance et explose plusieurs fois, comme une succession de flux et de reflux.
« Child in time » commence par une introduction sobre à l’orgue et aux cymbales, qui semblent d’abord tranquilles et sereines, mais dont les inflexions se font petit à petit plus inquiétantes. L’impression de tension qui s’installe est confirmée lorsque Ian Gillian prend le micro: il chante d’abord tout en retenue, mais sa voix se fait petit à petit plus douloureuse, jusqu’à ce qu’il se lance dans des vocalises en voix de tête, d’abord fragiles et plaintives à 1’55, puis soudain perçantes et torturées à 2’25.
Et alors la chanson prend une toute autre tournure. D’abord le batteur se fait furieux, les guitaristes le rejoignent et martyrisent leurs instruments au point d’en faire des taureaux furieux, emportant en prime l’orgue dans leur colère. À 3’20, un break que Houellebecq décrit comme « majestueux« , « sans doute le plus beau break de l’histoire du rock« , ouvre sur presque deux minutes de cavalcade effrénée dans laquelle l’ensemble du groupe se lance à corps perdu. Soudain ça s’interrompt et le calme revient, le morceau semblant reprendre au tout début, comme si le délire auquel Deep purple vient de s’abandonner n’avait pas existé. Ce qui précède donne aux appels de Ian Gillan une allure d’autant plus déchirante… Mais le répit n’est que de courte durée et la furie revient à nouveau, les guitares effectuent à nouveau de grandes embardées, et Ian Gillian se remet à crier ce qu’on a du mal à ne pas interpréter comme un mélange de détresse et la rage…
Le final, dantesque comme un cyclone qui arrache tout sur son passage, mêle des sonorités stridentes et des cris terrifiants, comme si nous étions plongés dans un cauchemar incandescent.
On était alors en 1970, le peace and love déferlait un peu partout en Occident, mais c’est peu dire qu’avec « Child in time », Deep purple en dézingue les illusions de façon implacable.
Et aujourd’hui, à plus de 50 ans, j’ai découvert un morceau fulgurant et grandiose, grâce auquel Deep purple m’a fait tour à tour succomber à la furie, retrouver mes esprits, et ainsi de suite, jusqu’à l’épuisement.
Pour finir, comment ne pas ajouter qu’en mars 2022, les paroles, qui parlent de la guerre froide, de la ligne ténue qui distingue le bien du mal, et d’un homme qui bombarde aveuglément le monde, prennent une singulière actualité…
« Sweet child in time,
you’ll see the line,
the line that’s drawn between
good and bad
See the blind man
shooting at the world »
[La description de Michelle Houellebecq: « Le seul souvenir précis que j’ai, c’est un enregistrement de Child in time, un pirate réalisé à Duisburg en 1970, la sonorité de ses Klipschorn était vraiment exceptionnelle, esthétiquement c’était peut-être le plus beau moment de ma vie, je tiens à le signaler dans la mesure où la beauté peut servir à quelque chose, enfin on a dû se le passer trente ou quarante fois, à chaque fois captivés, sur le fond de la calme maîtrise de Jon Lord, par le mouvement d’envol absolu par lequel Ian Gillan passait de la parole au chant, puis du chant au cri, et ensuite revenait à la parole, immédiatement après s’ensuivait le break majestueux de Ian Paice, il est vrai que Jon Lord le soutenait avec son habituel mélange d’efficacité et de grandeur, mais quand même le break de Ian Paice était somptueux, c’était sans doute le plus beau break de l’histoire du rock, puis Gillan revenait et la seconde partie du sacrifice était consommée, Ian Gillan s’envolait à nouveau de la parole au chant, puis du chant au cri pur, et malheureusement peu après le morceau se terminait et il n’y avait plus qu’à replacer l’aiguille au début et nous aurions pu vivre éternellement ainsi, éternellement je ne sais pas c’était sans doute une illusion mais une illusion belle. »]