Jean-Louis Murat – « Le monde intérieur »

Septième album de Jean-Louis Murat, « Le moujik et sa femme » (2002) est souvent considéré, avec « Mustango » trois ans plus tôt, comme l’un des deux disques charnières entre les deux grandes périodes dans sa discographie.

Dans une première phase de sa carrière, jusqu’à « Dolores » , Murat avait privilégié une voix, des sonorités et une production relativement froides et hivernales, avec notamment un usage assidu de nappes de synthés qui planent comme un gypaète sur les sommets de son Auvergne natale.

Dans sa deuxième période, Murat s’affranchit des machines et de la technologie et revient à des sons plus bruts et plus charnels, avec des orchestres plus resserrés, où l’acoustique prend plus de place, et qui s’apparentent souvent à la formation de base du rock (batterie, basse, guitares).

Pour ma part, je préfère très largement la première période, car malgré pas mal de tentatives, je n’ai jamais ressenti beaucoup plus qu’un certain ennui en écoutant « Babel » , « Taormina » ou « Grand lièvre » . À mon avis, cela fait un moment que Murat se complaît trop facilement à sortir des chansons composées à la hâte, avec des textes écrits à la va-vite et de plus en plus incompréhensibles, et qu’il pourrait le plus souvent retravailler, voire carrément ranger dans un tiroir. Il fourmille d’idées, l’inspiration bouillonne en lui et jaillit chaque jour, mais côté mise en forme, c’est parfois faible, entre le peut-mieux-faire et un je-m’en-foutisme pas loin d’être assumé.

Bien sûr, ce n’est un avis personnel, j’en connais qui sont folles et fous du Murat deuxième période, et qui ont bien raison d’y prendre plaisir.

On dit en écologie et en permaculture que les zones de transition (les « écotones » ou « bordures ») sont les plus riches en biodiversité, parce que les niches écologiques et les interactions entre espèces y sont plus nombreuses et variées. Un peu pour les mêmes raisons, les albums de la transition entre les deux périodes de Jean-Louis Murat concentrent un maximum de richesse et de subtilité. Écouter par exemple le début splendide de la chanson « Les hérons » : « Le vent de Fœhn et de Lombarde / viendra déposer / je le crains / son blanc manteau, / mon camarade, / sur l’âme folle qui nous tient » . Devant tant de limpidité et de puissance d’évocation, j’ai envie de tomber à genoux.

L’auvergnat est décidément maître dans l’art d’explorer, de coucher sur le papier et de confier en musique les tourments de l’âme et la difficulté d’accéder à la paix.

Ses textes et son chant sont d’autant plus troublants que la prise de son de son micro est souvent très proche, donnant l’impression qu’il nous susurre à l’oreille, qu’il est à deux doigts de nous toucher – et connaissant son obsession pour la sexualité, c’est probablement l’impression qu’il souhaite générer dans l’esprit de la gente féminine, qu’il vénère littéralement.

Deuxième album charnière, « Le moujik et sa femme » renferme aussi quelques trésors, dans lesquels Jean-Louis Murat poursuit la quête obsessionnelle et simplissime qu’il s’est fixée: lancer un filet dans l’océan de ses pensées et de ses émotions, le ramener à la surface, et nous offrir les perles qu’il y découvre, peut-être éberlué lui-même.

C’est notamment le cas de ce chef d’oeuvre intime, que j’ai vraiment découvert il y a peu de temps, après l’avoir écouté souvent sans vraiment prêter attention aux paroles et à la précision de la composition (comme quoi il faudrait toujours écouter un album au moins une fois au casque, sans rien faire d’autre).




Ernest Meissonier, « Le voyageur » / Palais des Beaux-arts (Lille)

« Le monde intérieur » est une balade sur le voyage et le dénuement inspirée par la lecture de Nietzsche, dans laquelle Murat énumère, de couplet en couplet, dans un inventaire à la Prévert, tout ce qu’il voudrait laisser derrière lui pour s’alléger l’esprit: « lunettes et chapeaux« , « claquettes et banjos » , « lanternes et briquets » , « Pigalle et Loulou » , « frégates et pique-niques » , « idéaux » … bref, le « grand tintouin » .

En lieu et place de tout ce fatras qui nous retient et nous alourdit, Murat s’invite lui-même (et nous invite) à « se réveiller nouveau » , à « voir d’en haut » , à « partir sur le chemin » , à « plonger vers l’inconnu » , à « s’apercevoir flou dans le lointain » . Le leitmotiv de chaque couplet, qui les clôt comme on agite la main au moment d’un grand départ: « quitter l’âme et voyager » .

Tout cela est chanté avec un quatuor d’instruments majeurs, dont l’harmonie a ici quelque chose de surnaturel: le piano, l’harmonica, la voix… et le silence, grave et profond.

« On voudrait tous un cheval » , chante encore Murat. Celui qu’il nous propose d’enfourcher est un cheval ailé, qui nous permet, en effet, de « voir d’en haut » . Et même de très, très haut, à mon avis.

« On voudrait voir d’en haut

on voudrait partir sur le chemin

voir le monde d’en haut

laisser sa rumeur dans le lointain

quitter lunettes et chapeaux

quitter tout

quitter l’âme et voyager »

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