En 2010, le deuxième album de Youn Sun Nah, « Same girl », avait reçu un triomphe à la fois critique et public, puisqu’il a été disque d’or (une exception rarissime pour un disque de jazz). Conquis moi-même, j’en ai partagé trois extraits littéralement magiques dans mon année en musique (« My favourite things », « La chanson d’Hélène » et « Same girl »).
Après ce disque, qui était composé pour l’essentiel de reprises et de standards de jazz, Youn Sun Nah était très attendue au tournant.
Avec « Lento », elle n’a pas déçu. Comme trois ans plus tôt, l’album entier a été enregistré en une seule prise, ce qui en dit long sur le talent inouï de la chanteuse, mais aussi de sa formation, dans laquelle on retrouve encore le complice de toujours, le guitariste Ulf Wakenius.
De morceau en morceau, au-delà des changements de style (on est dans le grand écart musical, parfois c’est très minimaliste, d’autres fois l’orchestre est très présent), on est saisi par la puissance vocale de Youn Sun Nah, et surtout par sa capacité stupéfiante à faire jaillir l’émotion.
C’est notamment le cas sur « Lament », un titre qu’elle a écrit et composé elle-même. Un impressionnant crescendo de 3 minutes et 40 secondes durant lesquelles elle se met littéralement à nu, dévoilant ses hésitations sur la décision à prendre face à un homme qui ne la rend pas heureuse, aux côtés duquel elle n’a plus la force de rester, mais qu’elle n’a pas non plus la force de quitter (pas encore?). Youn Sun Nah est ici une femme désemparée, paumée, encalminée, qui nous prend à témoin de son désarroi et de sa douleur, qui ne sait plus quoi faire, et qui ne peut que répéter qu’elle n’est « pas prête » à faire quoi que ce soit, ni sourire, ni jouer, ni se battre, ni abandonner… Le titre, « Lament », dit bien à quoi elle en est réduite: à adresser une « prière à Cupidon » pour qu’il la délivre.
La mélodie, simple et entêtante, revient de façon inlassable, comme pour signifier que cette femme ne peut plus penser à autre chose, en véritable prisonnière qu’elle est de ses émotions.
L’accompagnement musical souligne le carcan et la détresse de cette femme, mais aussi la colère qui monte en elle. La guitare et la basse restent discrètes pour mieux la laisser s’exprimer. L’accordéon se contente au départ de longues notes tenues (il ressemble alors à un orgue), mais petit à petit il se met à tournoyer jusqu’à occuper presque à lui seul l’espace sonore et prendre Youn Sun Nah à la gorge, tandis que les percussions s’accentuent progressivement. La musique semble ainsi souligner l’urgence de la décision à prendre – partir, se protéger, c’est une question de survie!
Quant à la voix de Youn Sun Nah… Elle a une capacité étonnante à changer de registre en une fraction de seconde, passant de la douceur et la fraîcheur la plus angéliques à la puissance revendicatrice ou à la sensualité torride – mais toujours avec une précision, une ampleur, une folie et une force d’évocation qui sont véritablement renversantes. Dans cette chanson, comment ne pas être scotché par les ultimes mesures où elle lâche les chevaux, le chant se transformant en cri de détresse et de rage devant tant d’impuissance.
J’ai eu le privilège d’écouter Yun Sun Nah en concert à la Maladrerie Saint-Lazare de Beauvais, et j’y ai été stupéfié par son charisme dès qu’elle se met à chanter – en contraste total avec l’intense timidité dont elle fait preuve entre les morceaux, ou lorsqu’on vient lui demander d’apposer sa signature sur ses disques.
Yun Sun Nah est décidément une artiste fascinante, dont je partagerai à coup sûr d’autres morceaux.
« I’m not ready to smile
I’m not ready to speak out from the bottom of my heart
I’m not ready to stay
I’m not ready to go
I’m not ready to let my thoughts eclipse upon your soul
I’m not ready to fly
I’m not ready to give up
I’m not ready to escape and leave no traces behind you »