Dominique A – « Avec les autres »

La voici enfin, la bouleversante chanson sur la solastalgie et de l’écoanxiété que j’attendais depuis très longtemps.

Je ne suis pas surpris qu’elle émane de Dominique A, tant le nantais d’adoption est connu pour une sensibilité à fleur de peau, qui en fait un de mes chanteurs français préférés.

Je suis un peu peiné de devoir le dire, car j’ai l’impression de marquer un but contre mon camp, mais à quelques rares exceptions près (« Respire » de Mickey 3D, et plus récemment « Solastalgie » de Catastrophe), je suis presque toujours assez navré par la pauvreté poétique et musicale des chansons sur l’écologie – comme de presque toutes les chansons explicitement politiques, d’ailleurs.

Alors quand j’ai découvert ce matin que Dominique A venait de sortir un quatorzième album, « Le monde réel », fortement marqué par ses angoisses et son accablement face à la catastrophe écologique en cours (« Cette inquiétude contamine l’écriture » , a-t-il confessé dans une interview à France Info), je dois dire que j’ai été quelque peu inquiet.

Je n’ai pas encore écouté tout l’album, mais les quatre chansons que j’ai fait tourner, plusieurs fois chacune pour bien m’en imprégner, me laissent penser que Dominique A a réussi la gageure de dépeindre justement ses affres, ses terreurs et son découragement, sans pour autant céder à l’exigence artistique à laquelle il nous a habitués.

Le premier titre de l’album pose clairement le décor et l’enjeu: il s’agit de donner écho au « Dernier appel de la forêt », en défendant la nature contre les orgueilleux et insensés projets d’aménagement qui la balafrent (« L’ouvrage aura bien belle allure / si l’on aime carré et rectangle » ), et en invitant celles et ceux que la destruction du monde horrifie à prendre, enfin, la seule décision qui s’impose, à savoir lutter pied à pied contre la marche infernale de la société industrielle (« Y a-t-il quelqu’un qui veuille descendre? » ).

Dans « Désaccord des éléments », Dominique A évoque quelques-uns des conséquences du changement climatique (« Les feux bataillent avec le vent / et l’eau s’est retirée » ), qui avance inexorablement, en dépit de l’impression de « jusqu’ici tout va bien » à laquelle s’accroche de toutes ses forces l’occidental moyen (« Il se dira qu’à la surface, / la fin des temps fait du sur place » ). Et il ne craint pas d’évoquer la fin de toute vie humaine sur cette Terre, une perspective qui reste un tabou jusque dans le mouvement climat: « Quel animal fermera le bal, / s’éteindra le dernier… »

Dans « Nouvelles du monde lointain », qui ne parle probablement pas que d’écologie, c’est la puissance du déni et la volonté farouche de ne pas savoir et de ne pas comprendre qui sont pointées du doigt: « Nous avons reçu des nouvelles du monde lointain / Puis comme l’écran nous fatiguait, on l’a éteint / On est sortis sous le ciel noir tout tout dégagé, / et on a laissé les étoiles tout effacer. »

S’il n’y avait que cela, je serais dit « Bon, me voilà rassuré, ce n’est pas ridicule, c’est même plutôt pas mal sur le plan musical ». Dominique A semble toujours aussi fasciné par l’aventure musicale musicale d’Alain Bashung dans « L’imprudence », et même si à mon avis il reste à distance respectable du maître, c’est quand même assez réussi.

Mais ce disque est illuminé par « Avec les autres » , un véritable joyau.

Par rapport aux trois chansons évoquées ci-dessus, celle-ci est à la fois moins allusive, plus précise et plus implacable au niveau du texte, et beaucoup plus ample et élégante sur le plan musical. Réellement splendide, elle incarne ce qui est l’essence même du romantisme en musique, à savoir l’alliance entre des pensées et des sentiments sombres et tourmentés, et la beauté vénéneuse de la mélodie et des orchestrations.

Côté obscur, ce sont par exemple ces mots, qui sonnent tellement justes aux oreilles de celles et ceux qui, depuis des années et des années, se sont épuisés à alerter, et qui constatent amèrement que ce qu’ils annonçaient est malheureusement en train de se produire: « Tout ce temps qu’il nous faut pour y voir quelque chose… / Mais nous avons saisi que les saisons viraient… / L’oracle est pris de court, ça n’est plus un secret / que l’iceberg transpire et la dune apparaît » . Certes, dans mon entourage amical et militant, nous sommes beaucoup à éprouver un peu de soulagement en constatant qu’autour de nous on commence enfin à sortir de l’indolence, parfois même à tourner de l’oeil et à s’affoler. Mais quels désastres auront été causés par tout ce temps perdu à regarder ailleurs alors que la maison était déjà ravagée dans un grand brasier – ou pire encore peut-être, à fantasmer sur les « solutions » technologiques les plus farfelues (tout sauf la sobriété, tout sauf le retour aux Amish!) La « victoire culturelle » de l’écologisme a un goût sacrément amer et frustrant.

Côté sombre, toujours, et c’est ce qui me vrille le plus le coeur dans cette chanson de Dominique A, il y a ce constat infiniment désolé, d’aucuns diront contemplatif et fataliste (peut-être pour lui reprocher de baisser les bras?), que c’est plié, qu’on est allé trop loin dans le désastre, et que maintenant il n’y a plus qu’à se préparer à dresser la chronique de drames toujours plus nombreux, toujours plus violents et toujours plus dévastateurs: « L’histoire continuera, on n’en voit pas la fin / Partout on bâtira pour abattre demain / Des quais s’effondreront sous le poids de l’exil / Des Atlandides feront de brèves apparitions. »

Je partage également cette conviction que l’espèce humaine, en tous cas sa partie la plus « évoluée » (à ce qu’il paraît), ira jusqu’au bout du bout de sa logique mortifère, aveuglée qu’elle est par le désir irrépressible de trouver toutes les solutions dans le progrès technique, horrifiée qu’elle est par tout ce qui s’apparente de près ou de loin à un quelconque retour en arrière.

Musicalement, « Avec les autres » est tout aussi superbe. Après une introduction à la « Shine on your crazy diamond », la rythmique, scandée aux balais et à la contrebasse, ressemble à du trip hop feutré, et quelques notes aériennes de piano, de flûte traversière et d’orgue électrique viennent adoucir l’amertume d’un constat par ailleurs accablant. Oui, le monde se lézarde, se fissure et s’écroule. Mais la beauté, elle, n’est pas encore trépassée, elle gardera même la tête haute tant qu’elle en aura la force. La limpidité de la mélodie en témoigne, de même que la classe somptueuse et voluptueuse des arrangements (les cordes qui font décoller la dernière occurrence du refrain, à 4’03, sont d’un lyrisme impressionnant). Et que dire de la voix nette, précise, délicate et même gracile de Dominique A, sinon qu’il n’a peut-être jamais chanté de façon aussi émouvante qu’ici…

Mais comment finir cette chronique autrement qu’en évoquant le refrain de cette chanson, aussi magnifique qu’il est simple comme bonjour, j’ai même envie de dire enfantin: « Nous n’irons bien qu’avec les autres / Nous n’irons loin qu’avec les autres. »

Peut-être y a-t-il là un écho au fameux « proverbe africain » (?) qui est prononcé dans à peu près toutes les formations en permaculture (« Tout seul on va vite, ensemble on va loin « ).

En tous cas moi qui me suis installé il y a plus de deux ans à la campagne, loin de mes grands enfants, de ma famille et de mes amis, pour essayer de créer un lieu de vie à peu près résilient à offrir aux miens lorsque les temps deviendront vraiment difficiles, ce refrain me percute, et il va m’aider, je le sais déjà, à entretenir la flamme parfois vacillante de la pulsion de vie, du courage et de la joie.

Il y a quelques mois, un de mes amis, collapso comme moi (quoique bien moins pessimiste), parlant de ce qui pourrait arriver à sa fille unique de 24 ans en cas d’effondrement brutal, m’avait dit la chose suivante, marquée au coin du bon sens: « Si je me suis mis moi-même à l’abri, mais si je ne sais même pas où elle est, si elle est en sécurité, ni même si elle est encore en vie, à quoi bon? Dans ces conditions, je ne pourrais pas profiter de mon refuge.« 

Une autre amie, effondriste elle aussi, me témoignant de sa difficulté à s’engager concrètement pour assurer un avenir à peu près viable et heureux à ses enfants, et de son admiration pour les efforts que je fais de mon côté, m’avait aussi écrit cette formule à laquelle je pense souvent: « À la fin des fins, c’est par amour qu’on fait tout cela. »

En repensant à ces échanges avec ces personnes qui comptent pour moi, je me dis que dans cette chanson quasi parfaite, il y a juste une toute petite chose que je changerais: j’inverserais les deux phrases du refrain.

Aller loin avec les autres, c’est une chose.

Mais si, comme en ce beau dimanche, j’ai passé plus de cinq heures à creuser un trou pour y planter bientôt un arbre, à déplacer du compost à la brouette pour préparer le potager de l’année prochaine, à bichonner mes fraisiers et mes framboisiers, ce n’est pas pour essayer d’aller loin, et certainement pas plus loin que les autres: c’est pour créer et entretenir un lieu dans lequel mes amis et mes proches aiment venir, et dans lequel nous pourrons, tous ensemble, « aller bien » les uns avec les autres, même quand il n’y aura plus aucun endroit où se tenir à l’abri du fracas du monde.

Face au réchauffement climatique, comme face au reste, le remède et la résilience résideront toujours dans la chaleur humaine (comme dans les émouvantes scènes finales de ce clip, où le chanteur prend congé de son groupe avec force sourires et embrassades).

En écoutant Dominique A, par exemple.

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