Bon Iver – « re:stacks »

« For Emma, forever ago » , le premier album du groupe américain Bon Iver, sorti en 2008, a été écrit et composé par Justin Vernon, suite à une rupture amoureuse douloureuse (pléonasme?), mais aussi une rupture amicale non moins pénible à encaisser.

Deux ans avant la sortie de ce disque, Justin Vernon, qui habitait alors en Caroline du Nord, s’était fait éjecter de son groupe d’alors par ses propres amis. Également largué par sa petite amie de l’époque, il avait alors connu une dépression, une addiction au jeu en ligne, une mononucléose, et même une infection au foie. Tout ça fait beaucoup pour un seul homme…

Quelque peu au bout de sa vie (on peut le comprendre), il avait alors tout quitté et était parti s’installer dans sa ville natale de Eau claire, dans le Wisconsin, plus précisément dans la hutte de chasse de son père. Tel Henry Thoreau prenant la décision d’aller dans les bois de Walden pour voir quelle tournure la vie pourrait bien y prendre… Justin Vernon avait alors passé un hiver à boire des bières (sans doute beaucoup), à chasser (un peu), à couper du bois et allumer le feu (souvent), à ressasser des souvenirs et des idées noires (probablement pas mal aussi), et au milieu de tout ça, à gratter sur sa guitare acoustique pour mettre son chagrin et ses idées noires en musique.

De cette expérience à la lisière de la civilisation est sorti un superbe album « ivernal » , qui propose une folk forestière et dépouillée, instinctive et rustique, sentant bon le feu de cheminée. En quelque sorte la mise en musique d’une sobriété pas forcément très festive, et même très mélancolique, éminemment sensible et vibrante, à plusieurs reprises carrément bouleversante.

Revenu à la civilisation, Justin Vernon n’a pas habillé ses neuf compositions d’arrangements qui les rendraient moins barbues et plus « présentables ». À peine a-t-il ajouté ici ou là un peu de flûte ou de cordes, retravaillé quelques arrangements… Mais cela ne change rien à l’essentiel: « For Emma, forever ago » délivre fidèlement l’expérience brute de ces quelques mois dans le Wisconsin.

Tout au long de ce bref album sourd une sensation d’éloignement, d’isolement, presque d’abandon, qui ne manque pas de m’étreindre le bide, moi qui vis un petit peu la même chose aujourd’hui, hélas. Tout cela est raconté et chanté avec une sobriété, une sincérité, une honnêteté, une simplicité et une vulnérabilité rares. Autant de qualités qui me touchent beaucoup, et de plus en plus, comme le savent ceux qui me connaissent de près…

La voix de falsetto Justin Vernon, quant à elle, semble toujours sur le fil du rasoir, souvent même prête à se briser en sanglots à l’évocation de ses souvenirs, de ses fantômes, de ses regrets ou de ses remords. Là aussi, il n’y a aucune volonté de jouer l’esbroufe, de masquer ou d’enjoliver les choses, les émotions et les pensées: au cours de cet hiver dans sa cabane, avec autant de givre sur les fenêtres que dans le coeur, Justin Vernon a décidé de se mettre à nu, et il a tenu son engagement.

La chanson la plus connue de l’album est « Skinny love » (d’autant plus qu’elle a été reprise par la chanteuse Birdy, qui a eu là un joli succès auprès des ados et des jeunes adultes), mais pour ma part j’aime beaucoup plus celle-ci, la dernière.

« re:stacks » est un morceau un peu hors du temps, comme une lente et douce agonie, dans lequel Justin Vernon fait le constat douloureux de l’amour perdu, et plus douloureux encore (beaucoup plus douloureux), de l’amour gâché. Il nous livre un au revoir délicat et déchirant, qui prend son temps (6’41), comme c’est en général le cas avec des gens qu’on aime, avec qui on vient de passer du bon temps et dont on n’arrive pas à prendre congé, parce qu’on voudrait rester près d’eux encore un moment. D’ailleurs le silence remplit les 45 dernières secondes de la chanson, dans lesquelles on croit entendre Justin Vernon débrancher l’un après l’autre ses instruments, peut-être essuyer furtivement une larme. Cela dit bien l’emprise qu’exerce sur nous les souvenirs auxquels on s’accroche, qu’on n’arrive pas à laisser derrière soi, quand bien même on le voudrait.

Une retraite hivernale en forêt, beaucoup d’introspection, des arrangements minimalistes, des textes sombres, un mélange de poésie gracieuse et de terre à terre… A priori voilà qui pourrait mener tout droit à la déprime.

Dans mon cas c’est plutôt l’inverse qui se produit: la sensation d’être en lien avec quelqu’un qui ressemble un peu à un frère me réchauffe. Je ne suis pas seul, et je défie n’importe quel coeur de marbre d’écouter « re:stacks » sans commencer à se fissurer.

Quand un coeur se fissure, c’est bon signe, car cela veut dire qu’il sera bientôt prêt pour s’ouvrir aux autres. C’est peut-être le sens des dernières paroles de cette chanson, et de l’album donc, qui déchirent la brume et laissent entrevoir une grâce inattendue, l’espoir mis dans une relation qui serait faite de confiance et de sécurité. Comme un symbole du retour de la vie et de la chaleur humaine.

« Your love will be

safe with me »

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