Nick Cave – « Push the sky away »

Émerveillement, ce soir.

Je ne sais pas si « Push the sky away » est une chanson que Nick Cave a expressément écrite pour inviter à repousser les limites du ciel, afin d’agrandir l’espace qui nous est offert durant notre passage sur Terre.

En tous cas elle le tutoie, avec une rare magie, donnant à ceux qui l’écoutent l’impression qu’ils sont soudain en apesanteur.

Cette chanson est la neuvième et dernière du quinzième album studio de Nick Cave, essentiellement enregistré en France dans un corps de ferme de Saint-Rémy de Provence (Elric, tu l’as peut-être croisé au marché sans le savoir?), et sorti en 2013.

Sur cet album, Nick Cave plane loin, très loin (et à mon avis très au-dessus), des riffs enflammés, des éclats de voix rageurs et des mélodies déstructurées du très post-punk « Tender prey ». Ici les guitares sont le plus souvent restées rangées dans leurs housses, et elles n’en sont sorties qu’avec parcimonie et précaution, pour accompagner l’avancée d’une chanson (comme la lancinante « We no who U R »), mais surtout pas pour offrir des morceaux de bravoure. La batterie se fait sèche et soyeuse. Les claviers, le plus souvent effleurés plutôt que frappés, sont plus tempérés que jamais. Lorsque les cordes s’invitent, elles tournoient autour de la voix de Nick Cave, toujours aussi profonde et charismatique. Les mélodies sont simples, et lorsque des choeurs sont invités, c’est pour injecter dans les chansons une ampleur impressionnante et renversante (« Jubilee street », « Mermaids »…).

« Push the sky away » est un disque où l’on va à l’essentiel et où le superflu a été patiemment et impitoyablement élagué.

L’impression d’apaisement offerte par l’album vient aussi des textes. Nick Cave y aborde une fois encore ses thèmes favoris (la religion, les femmes, le sexe, la difficulté à discerner le bien du mal, la vie et les méfaits de certains personnages peu recommandables…), mais il le fait avec encore plus de compassion que d’habitude, mettant en poésie le passage du « Je vous salue Marie » sur les pauvres pécheurs que nous sommes toutes et tous, en dépit de nos efforts.

Quant à « Push the sky away », la chanson, elle est la quintessence de tout ce que je viens de raconter sur l’album. Dépouillée, souverainement mélodieuse, ensorcelante, solennelle, méditative, mystérieuse, incandescente, envoûtante: tous ces adjectifs lui vont comme un gant soyeux qu’enfile une main désinvolte et sexy.

Musicalement, « Push the Sky Away » se contente de très peu: une nappe d’orgue électronique s’étend à perte de vue dans une tonalité cold wave, et une pulsation de basse, la plus basse qu’on puisse imaginer, la ponctue toutes les trois ou quatre secondes, comme un battement de coeur au ralenti lorsqu’on retient son souffle. L’orchestre est ici dans son plus simple appareil, comme la splendide épouse de Nick Cave qui se dresse sur la pointe de pieds sur la magnifique et émouvante pochette de l’album. Dans les couplets, la mélodie se contente de descendre doucement à chaque vers, comme si elle se penchait vers nous qui l’écoutons, comme si elle venait se mettre à notre niveau et nous aider à ouvrir les épaules et à lever les yeux pour regarder vers le haut.

Quant à la voix, elle glisse sur la musique toute en sobriété, plus grave que jamais peut-être (certains ont parlé d’une voix de prédicateur) – une gravité soulignée par l’apparition discrète d’un choeur d’enfants sur chaque court refrain.

De quoi parle Nick Cave, et à qui s’adresse-t-il? Peut-être à son fils, puisqu’à l’époque il est jeune papa. Peut-être à lui-même? En tous cas il s’agit d’une sorte de testament poétique par lequel il (s’)encourage doucement à vivre plus pleinement, à grandir, à viser plus haut, et à suivre son propre chemin.

Et Nick Cave dit cela avec sa bienveillance habituelle, en se mettant sur le même plan que celles et ceux à qui il s’adresse. « Push the sky away » commence de but en blanc par ces mots qui me percutent à chaque fois: « I got a feeling I just can’t shake« : aveu d’impuissance, avec de faiblesse, aveu d’humanité.

Tout, dans cette chanson, tutoie les anges, le ciel et la perfection: la musique, la mélodie, le texte, l’interprétation. L’écouter, c’est être tout à la fois frappé, scotché, bousculé par tant de beauté et de classe, et en même temps apaisé, pacifié de l’intérieur par tant de compréhension et de douceur.

Comme l’a écrit l’un des chroniqueurs que l’ai lus pour préparer ce texte, « Quand les derniers échos de ce chef-d’œuvre surnaturel s’éteignent dans le lointain, c’est dans un autre monde que l’on se réveille, un monde de tendresse et d’espoir: une présence paternelle nous a murmuré quelques mots derrière l’épaule, comme ces anges-gardiens des Ailes du Désir, pour nous réconforter et nous dire, envers et contre tout, que tout ira bien… On repense alors à cette pochette somptueuse sur laquelle Cave, vêtu de noir, ouvre un grand volet pour faire entrer l’éclat pur du matin: de même que cette femme nue, symbole de l’innocence et de la beauté naturelle, nous l’avons suivi dans un voyage sombre et angoissant; mais notre guide, au terme de ce périple nocturne, nous ramène doucement à la surface, dans cette chambre baignée de soleil, et nous désigne l’espace lumineux qui nous attend dehors…« 

J’aimerais avoir écrit ces phrases magnifiques.

Au milieu de « Push the sky away », Nick Cave se permet cette sentence: « Some people say that it’s just rock and roll / ah, but it gets you right down to your soul« . Parle-t-il ici de sa chanson, de son disque, ou de son œuvre, ou de la musique en général? Peut-être est-ce immodeste. Si c’est le cas on le pardonne: il en a bien le droit, car la musique qu’il nous offre est une musique qui va droit au coeur, qui s’infiltre dans notre âme, et qui l’inonde d’une beauté majuscule.

« And if you think you’ve got everything you came for,

if you’ve got everything and you don’t want no more,

you’ve got to just keep on pushing

keep on pushing

Push the sky away »

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