Je quitte toujours Grenoble avec le même mélange de nostalgie et d’agacement.
Nostalgie, intense et déchirante nostalgie, parce que je sens intimement, dans ma chair, que c’est ma ville, c’est chez moi.
C’est là que j’ai fait toutes mes études (au lycée Mounier puis à Sciences Po). J’en ai arpenté toutes les rues possibles et imaginables, chaque jour et souvent le soir, au gré de mes envies et de mes humeurs. J’y ai écrit ma thèse, j’y ai lu chaque jour L’Équipe attablé au Resto U, j’y ai découvert les joies du flipper (sur le Famille Addams), j’y ai passé des heures par semaine chez le bouquiniste… C’est aussi à Grenoble que j’ai vécu ma première histoire d’amour et que j’ai rencontré mon meilleur ami, puis la mère de mes enfants…
Je connais par cœur les noms des villages des environs, j’ai fait tous les tournois de tennis du coin dans les catégories de jeunes, j’ai grimpé et dévalé à vélo les principaux cols et sommets…
J’ai vécu dans cette ville des années qui, avec le recul, me paraissent heureuses, en tous cas pleines de découvertes, d’insouciance et d’espoirs. J’avais la vie devant moi.
Aujourd’hui encore, quand j’arrive en train dans la région, quand je vois apparaître les contreforts de la Chartreuse et du Vercors, quand j’aperçois de loin la Bastille, quand je sors du ventre de la gare et que je débouche sur l’esplanade au Calder, quand je vois ces tramways à l’allure si caractéristique, et même quand j’entends le simple mot « Grenoble », ou quand je me balade virtuellement dans ses rues via Google maps, je sens que mon coeur bat un peu plus fort, parce qu’il est excité et enchanté à l’idée de revenir à la maison. « Ici, ici, c’est Grenoble! » (clin d’oeil aux Brûleurs de loups et au FCG Rugby, qui me filent un petit shoot de dopamine à chaque victoire).
D’un côté, j’aimerais vivre à nouveau dans cette ville, profiter de sa vie culturelle et sociale très riche, des opportunités de rencontres qu’elle offre, de son réseau très dense de pistes cyclables et de transports en commun, de son environnement naturel exceptionnel, des montagnes qui l’environnent et que l’on peut entrevoir à chaque coin de rue et admirer dès que la vue se dégage un peu… Mon coeur y est attaché, indéfectiblement, et je suis certain que je ne me ferai jamais tout à fait à l’idée de ne pas passer le reste de ma vie dans les environs de Grenoble.
Mais je crois aussi que je ne pourrais plus supporter d’y vivre.
Je ne reconnais plus ma ville, qui se bétonne à tout va, et dans lequel le contraste entre le centre-ville et les quartiers résidentiels, d’un côté, et les quartiers populaires, de l’autre, est ultra violent. Le centre est inabordable et truffé de magasins qui vendent tout est n’importe quoi du moment que c’est plus ou moins superflu et hors de prix (téléphones, fringues, déco, épicerie fine…). Dans les environs, la moindre bicoque mal isolée, mal exposée et mal entourée vaut 40 ou 50 années de SMIC (forcément, les seules personnes qui peuvent acheter ce qui fait vraiment envie sont des professions libérales, des cadres dirigeants et/ou des héritiers). Le processus de métropolisation et de gentrification est le même qu’à Lyon, Nantes, Lille, Rennes, Toulouse ou Bordeaux.
Par ailleurs, cette ville a beau se présenter comme l’étendard de l’écologie et de la durabilité, elle est l’une des moins autonomes et les moins résilientes que je connaisse.
D’abord parce que c’est une fournaise l’été et parce que la qualité de l’air y est souvent déplorable.
Ensuite et surtout parce que presque toutes les zones agricoles des vallées ont été urbanisées: une population beaucoup trop nombreuse aspire des ressources naturelles qui viennent de très loin. L’agglomération grenobloise est totalement infoutue de subvenir elle-même aux besoins essentiels ne serait-ce que du dixième de sa population.
Grenoble est pour moi l’illustration presque archétypale du fantasme de l’écologie mainstream, urbaine, bobo, hors-sol et totalement déconnectée des réalités physiques qui lui permettent de vivre, de fantasmer (et de faire la leçon) sur sa prétendue modernité.
L’écologie qui se paluche sur le fait qu’on peut verdir la société industrielle grâce aux innovations technologiques et sociales, alors que la seule chose à faire est non seulement de décroître massivement, mais aussi de désurbaniser, de décentraliser, de démanteler…
L’écologie qui fait semblant de croire et qui prétend qu’elle est du côté du vivant, alors qu’en réalité elle en prolonge la destruction (mais en toute bonne conscience, en tous cas les riches habitants de l’agglo y coulent manifestement des jours très heureux).
Grenoble est l’emblème de cette écologie totalement illusoire et hypocrite: la vitrine est belle, mais l’arrière-cour est carrément dégueulasse.
Alors adieu Grenoble, avec un gros pincement au cœur, jusqu’à la prochaine visite qui, je le sais déjà, me procurera la même excitation, et la même désillusion.