« À perte de vue » est l’une des chansons les plus envoûtantes du très bel album « Chatterton », sorti en 1994, et dont la production classieuse éclate du début à la fin.
De morceau en morceau, et particulièrement sur celui-ci, les synthés et les guitares s’accordent pour produire des nappes sonores tout à la fois élégantes, faussement désinvoltes, planantes, vaporeuses, addictives… Bashung est maître dans l’art de créer des ambiances enveloppantes et fascinantes, n’hésitant pas à inviter pour cela des instruments souvent considérés comme incongrus dans le rock, mais qui sonnent comme s’ils avaient été inventés spécialement pour cette chanson-là. Ici c’est la trompette qui apporte une touche jazzy et sexy, sans laquelle on a l’impression que le fade-away final serait beaucoup plus fade, précisément…
Bref, musicalement, je suis totalement conquis, d’autant plus que Bashung est au sommet de sa forme derrière le micro, avec sa voix si caractéristique, chaude et grave, captivante au possible.
Côté texte, il y a malheureusement dans cette chanson beaucoup ce que je n’aime pas trop chez Bashung: l’hermétisme, la recherche à mon avis excessive de l’originalité, du jeu de mots, du détournement ludique de la langue… Ça sent l’écriture automatique, et je n’aime pas bien ça (peut-être une résurgence du « Sois parfait » qui est tapi en moi depuis mon enfance?). Franchement, « Trop de cuirassés / Pas assez d’écrevisses / pour une fricassée« , c’est peut-être une allitération sympathique, mais je me demande bien ce que ça peut vouloir dire. Et même si on me l’expliquait, je crois que je préférerais la même idée exprimée de façon un tantinet plus limpide.
Pour moi c’est d’autant plus agaçant que Bashung et ses paroliers (en l’occurrence Jean-Marie Fauque) savent parfaitement jouer sur ce registre aussi. Et ici même, d’ailleurs: comme souvent, au détour de quelques vers plus ou moins incompréhensibles, nous tombons sur une formule fulgurante. Ça me fait penser à un chercheur d’or qui vient de dénicher à tout moment une pépite éblouissante après avoir malaxé en vain la gadoue pendant des heures et des heures.
C’est par exemple le cas avec ces deux vers sidérants, qui ouvrent la chanson et l’album: « À perte de vue, / des lacs gelés / qu’un jour j’ai juré d’enjamber« . Quand un poète a écrit ça, il peut se recoucher, car sa journée est déjà bien remplie…
« À perte de vue » est une chanson sur la lassitude d’un homme qui se lamente que la vie ne lui offre plus assez de nouveautés, qu’elle soit devenue morne et répétitive (« À perte de vue, du déjà vu, du déjà vécu / se précipite à mes trousses« ). Où qu’il se tourne, ce sont un « paysage désolé » et « des lacs gelés » qu’il a sous les yeux, le plongeant dans un abîme de solitude glaciale.
La chanson semble mettre en musique l’impression qui se dégage de la pochette de l’album (dont la photo est signée par Jean-Baptiste Mondino): sur un fond bleu mal peint, Alain Bashung, assis à califourchon sur une chaise que l’on devine un peu branlante, le teint blafard, la tête baissée, la main dans les cheveux, ressemble furieusement à un clown triste et désabusé…
Mais bien qu’il soit au bord de sombrer (« Voie d’eau dans la coque du Poséidon« ), cet homme trouve malgré tout la force de réagir et de réclamer une sorte de grande réinitialisation qui lui permettrait de retrouver la saveur des commencements, des découvertes, et de tout ce qui va avec – les hésitations, les tâtonnements, les frissons, l’excitation, l’enthousiasme, la douce euphorie…
Par pitié, « Donnez-moi des nouvelles données« , donnez-moi « des défis à relever« …
Et par-dessus tout, donnez-moi l’énergie et le courage d’enjamber ces lacs gelés qui m’emprisonnent, me congèlent le coeur et me séparent de celles et ceux qui comptent pour moi (ou qui pourraient compter pour moi, si seulement j’avais le courage de m’en approcher et de me laisser approcher, au lieu de rester sagement à distance…)