Pour fêter aujourd’hui les vingt ans d’Aurore, il m’est impossible de ne pas choisir cette superbe chanson du grand Léo Ferré, qui me laisse toujours noué d’admiration et d’émotion.
J’aime la classe de cette chanson, la simplicité des mélodies, les arrangements élégants où alternent les choeurs angéliques dans les parties chantées et les cuivres dans les ponts, la rythmique discrète jouée par le piano et les cordes, et la voix précise et puissante de Léo Ferré, malgré le poids des ans.
Mais ce qu’il y a de poignant dans cette chanson, c’est le texte, qui suggère l’écart vertigineux entre ce que signifie « avoir vingt ans » quand on a cet âge, à l’orée de l’été de la vie, et ce que signifie « avoir eu vingt ans », quand on est déjà engagé dans l’automne ou dans l’hiver.
Vingt ans, c’est d’abord l’âge de la jeunesse insouciante et triomphante (« On s’en balance, on est des lions » ).
Bien sûr, l’entrée dans la vie adulte peut être angoissante, surtout quand les temps sont menaçants, ou quand on n’a pas eu la chance de grandir dans un cadre sécurisant sur le plan affectif, ou quand on on vit dans des conditions sociales précaires – et quand on cumule les trois on peut se dire que ça pue le « No future » . Le sociologue Pierre Bourdieu disait que « La jeunesse n’est qu’un mot » , car il y a toutes sortes de conditions sociales très différentes parmi les personnes d’une même classe d’âge. Oui bien sûr, mais enfin la jeunesse d’aujourd’hui, toutes catégories sociales confondues, elle s’est méchamment fait voler son avenir, et elle est en train de comprendre qu’elle va devoir se battre pour simplement survivre. Il y a quand même plus enthousiasmant comme projet de vie.
Quoi qu’il en soit, quand on a vingt ans, on a plus de chances qu’à quatre-vingts ans d’avoir l’impression que tout s’ouvre (« Et pour le reste on imagine » ), qu’on a du temps devant soi, que le monde est rempli de potentialités. Tout ou presque est nouveau, tout ou presque a la saveur des premières fois, la première relation amoureuse « sérieuse » , le premier logement loin de sa famille, le premier contrat de travail, la première fois où on invite à dîner ses parents… Bientôt peut-être ce sera le premier appart en commun, le premier enfant… Je me rappelle que je trouvais très excitante cette perspective de faire des choses inédites, et qui plus est de savoir que j’allais pouvoir les faire beaucoup de fois, ou en faire d’autres tout aussi nouvelles. Arthur Schopenhauer dit cela de façon superbe: « Dans la première jeunesse, nous sommes placés devant l’existence comme les enfants devant un rideau de théâtre, dans l’attente joyeuse et impatiente des choses qui vont se passer sur la scène. »
Il y a aussi à cet âge-là quelque chose de rassurant à se dire que rien n’est tout à fait irrémédiable, qu’on peut commettre des erreurs car elles ne sont pas définitives, il y aura des deuxièmes chances, l’histoire repassera au moins quelques plats (« Quand on aime c’est jusqu’à la mort / On meurt souvent, et puis on sort, / on va griller une cigarette, / L’amour ça s’prend et puis ça s’jette » ).
Léo Ferré décrit cette insouciance et cette légèreté avec l’une des formules les plus magnifiques de toute la chanson française: « Pour tout bagage on a vingt ans, / on a des réserves de printemps / qu’on jetterait comme des miettes de pain / à des oiseaux sur le chemin… »
Oui, pour celles et ceux qui ont eu la chance d’avoir une jeunesse sinon aisée, en tous cas tranquille et exempte de drame, vingt ans est un sacrément bel âge.
Mais quelques décennies plus tard, avoir vingt ans, c’est devenu un souvenir, et selon les jours et les tempéraments, c’est une source de nostalgie et de mélancolie, ou bien c’est carrément une morsure assez cuisante. « Ce en quoi on croyait » s’est délité, ce en quoi on a placé ses espoirs et pour quoi on s’est battu s’est parfois fracassé sur le mur de la réalité. L’insouciance a laissé place à l’inquiétude pour soi-même, mais aussi pour les siens, pour ce qu’ils vont devenir. Le corps commence déjà à décliner, à couiner, à exiger des soins et du repos. « Avec les ans, tout est foutu » .
C’est assez déprimant, tout ça…
Mais Léo Ferré offre ici une pirouette dont il a le secret: avec le temps, les années ont passé et oui, le corps est usé ou décrépi, beaucoup de choses lui sont devenues impossibles… mais le coeur, lui, peut décider de rester jeune, et même de rajeunir, pourquoi pas, qu’est-ce qui l’en empêche? C’est le sens du derniers vers, lancé comme un défi: « Et en cherchant son coeur d’enfant, / on s’dit qu’on a toujours vingt ans… »
Dans la version studio, la chanson est déjà splendide.
Mais dans cette captation en concert, enregistrée au TLP Dejazet, elle prend une dimension encore plus bouleversante. Léo Ferré est alors un vieux monsieur, sa voix est parfois un peu poussive quand elle monte dans les aigus. « Vingt ans » prend alors l’allure d’un testament musical et poétique, où il nous raconte au fond ce qu’a été sa vie: « J’ai beaucoup aimé, j’ai espéré, j’ai osé, j’ai raté, j’ai découvert, et désormais je me souviens de tout cela avec émotion, et je donnerais tout l’or du monde pour le revivre à nouveau… »
Aujourd’hui, c’est au tour de ma fille Aurore d’avoir vingt ans.
En plus de « l’expérience des parents » dont parle Ferré pour commencer cette chanson, elle a déjà beaucoup de bagages: son intelligence, sa sensibilité, son empathie, son courage, sa beauté, sa générosité… Elle aussi imagine beaucoup sa vie, et elle n’y entre parfois que sur la pointe des pieds, mais elle avance, elle ose, elle s’enhardit, et s’il y a bien une chose dont je suis sûr, c’est qu’elle ne perdra jamais de vue son coeur d’enfant.
Bon voyage, ma chérie. Je te souhaite de tout coeur de faire bon usage de tes réserves de printemps!