« I’m thru with love »: « J’en ai fini avec l’amour », « J’en ai marre de l’amour », « Qu’on ne me parle plus d’amour »…
Qui n’a pas vécu un jour un tel accablement à la fin d’une relation amoureuse, en voyant la façon dont elle est en train de sombrer dans une sorte de pourrissement, en constatant que l’on s’est laissé illusionner par un mirage, que ce en quoi on s’est évertué à croire n’avait aucune chance de durer, ou pire encore que ça n’en valait finalement pas la peine? Et cette envie de croire que désormais on sera mieux seul que mal accompagné, cette réticence à s’engager à nouveau de peur de souffrir à nouveau, comment mieux les retranscrire que ne le fait cette chanson intensément mélancolique?
« I’m thru with love » a été composée en 1931 par deux membres d’un orchestre aujourd’hui oublié (les Blue grass boys), le violoniste Matty Malneck et le clarinettiste Fud Livingston. Le parolier, Gus Kahn, n’est pas très connu lui non plus, alors qu’il a écrit plusieurs chansons qui sont devenues de véritables tubes, notamment « My baby just cares for me » .
Le texte de cette chanson est simple, immensément et désespérément simple: quelqu’un, un homme ou une femme peu importe, dévoile un coeur à ce point déchiré d’avoir été abandonné, ou trompé, ou négligé, qu’il prend la résolution de se fermer à double tour, de se congeler, de ne plus jamais rien ressentir. « I’m through with love / I’ll never fall again / Said «Adieu» to love, / don’t ever call again« ; « And so I’m through with love / I’ve locked my heart / I’ll keep my feelings there / I have stocked my heart /with icy frigid air« .
Dans l’histoire du cinéma, trois films ont utilisé cette chanson de façon très marquante.
Dans « certains l’aiment chaud » de Billy Wilder (1959), Marylin Monroe apparaît totalement dévastée par la fin de sa liaison avec un gangster travesti campé par Tony Curtis. Ici « I’m thru with love » est la clé vers le bonheur, puisqu’en entendant la belle chanter cet air depuis l’étage au-dessus, celui-ci descend lentement, il s’approche d’elle et il finit par l’embrasser fougueusement.
En 2007, c’est Kristen Dunst qui chante « I’m thru with love » à Tobey Maguire dans « Spiderman 3 » : sur la scène d’un bar branché de New York, Mary Jane Watson annonce ainsi à Peter Parker son départ pour Londres, qui signe la fin de leur idylle compliquée. Ici aussi, la mélancolie est intense et poignante, mais la scène se conclut par une étreinte respectueuse tendre et par quelques pas de danse entre deux amants qui se rendent bien compte qu’ils n’arrivent pas à être heureux ensemble, mais qui savent déjà qu’ils vont sûrement regretter toute leur vie que ça n’ait pas été possible. Mélancolie donc, mais pas amertume.
Entre ces deux films se place celui de Woody Allen, « Tout le monde dit I love you » (1996), une comédie musicale très drôle dans laquelle Julia Roberts joue le rôle d’une patiente en analyse, et Woody Allen le rôle d’un dragueur timide mais extrêmement renseigné sur elle, ce qui lui permet d’appuyer sur tous les boutons qui la font fondre en lui faisant croire qu’il partage exactement les mêmes goûts et les mêmes envies qu’elle (il connaît et il partage ses lieux préférés, ses films, ses œuvres ou ses plats favoris, ses fantasmes les plus secrets…). Dans un premier temps, la belle est subjuguée par la rencontre d’un amant aussi parfait, qui « coche toutes les cases » et qui la comprend de façon aussi intime que mystérieuse, et elle tombe bien vite dans ses bras… avant de se lasser d’une relation décidément trop narcissique. La morale de « Tout le monde dit I love you » est donc un peu décevante mais d’une grande liberté: une rencontre amoureuse doit rester surprenante, elle doit mettre en présente des amants qui se contentent d’être eux-mêmes au lieu d’essayer de coller à tout prix aux attentes de l’autre.
Dans cette comédie musicale, on entend des extraits de plus de vingt chansons, parmi lesquelles « I’m thru with love » joue un rôle éminent, puisqu’elle est le véritable fil rouge du film.
Je sais bien que Woody Allen est aujourd’hui assez sulfureux du fait des accusations dont il fait l’objet. Mais je continue à adorer son cinéma, la rapidité et l’intensité avec laquelle il passe d’une émotion à l’autre, et mieux encore sa capacité à les mélanger, à camper des personnages qui sont dévastés de chagrin, mais qui mettent quand même un point d’honneur à conserver un humour ravageur. Woody Allen est maître dans l’art du rollercoaster émotionnel.
Dans cette scène, où il campe son habituel personnage de Caliméro mélancolique et où il chante quelques mesures de « I’m thru with love » d’une voix mal assurée, c’est la tristesse qui domine, et même le désespoir. Il y a peu de moments de cinéma dans lesquels la désolation et l’accablement se lisent de façon aussi limpide, et pour moi aussi déchirante. En même pas une minute et un presque imperceptible mouvement de caméra, Woody Allen donne on ne peut mieux corps à ce que signifie l’expression « Mettre son coeur au frigidaire » .
Je connais pas mal de personnes, des femmes notamment, qui ont pris cette décision de vivre en solo. J’espère sincèrement pour elles qu’elles le vivent bien, et qu’elles le vivront bien sur la durée.
Pour ma part, je me sens très amer (euphémisme) en voyant la façon misérable dont mon mariage se termine, et une partie de moi ressent cette tentation de mettre un stop à l’amour.
Mais désormais je sais combien j’ai besoin de chaleur humaine et de tendresse partagée, combien l’isolement m’éteint, combien je me sens plein d’affection à donner, alors c’est une tentation à laquelle je ne veux plus succomber. J’ai très envie de chanter, comme Woody Allen, « I’m thru with love » . Mais au fond de moi, en vrai de vrai, mon coeur n’en a pas marre: bien au contraire il crève de sortir du frigidaire.