Gustav Mahler – « Symphonie n° 9, Adagio » (Carlo Giulini)

Cette œuvre est l’une des premières du répertoire classique que j’ai découvertes, alors que j’étais en deuxième année à l’IEP de Grenoble. Je venais de rencontrer mon ami Elric, déjà grand mélomane, dont Gustav Mahler était l’un des compositeurs favoris, et qui m’a alors initié à la musique classique.

Né en Autriche en 1860, Mahler était surtout connu, de son temps, en tant que chef d’orchestre, mais il a composé de nombreuses œuvres orchestrales, notamment plusieurs cycles de lieder et 10 symphonies, dont la dernière est inachevée.

Très influencées par le romantisme, mais aussi par les musiques populaires autrichienne et juive, les symphonies de Mahler sont de longues œuvres très ambitieuses, perfectionnistes et monumentales (ici ce sont pas moins de 90 musiciens qui sont convoqués!): il les concevait comme des univers entiers. Pour être honnête, les mouvements rapides et vifs ne sont pas du tout ma tasse de thé, et ils auraient même tendance à me péter les oreilles à cause de leur côté bruyant et grandiloquent. Je peux d’autant plus facilement me permettre ce jugement qu’il a été énoncé encore plus brutalement par mon compositeur préféré, Claude Debussy: un jour qu’il assistait à la première à Paris de la deuxième symphonie de Mahler, il quitta ostensiblement la salle en déclarant « Ouvrons l’œil et fermons l’oreille… Le goût français n’admettra jamais ces géants pneumatiques à d’autre honneur que de servir de réclame à Bibendum. » Peut-être le jugement de Debussy a-t-il été obscurci par la rivalité entre la France et l’Allemagne, très intense à l’époque? Quoi qu’il en soit, cette tirade montre bien qu’on n’a pas attendu Internet ou le rap pour inventer et balancer des punchlines de la mort qui tue.

Mais alors, pourquoi donc je partage une œuvre de Mahler? Tout simplement parce que j’adore ses adagios, que je trouve d’une amplitude et d’une puissance tout à fait exceptionnelles et bouleversantes (d’ailleurs j’ai déjà partagé dans ma première année en musique le célèbre adagietto de la cinquième, celui qu’on entend dans « Mort à Venise » ).

La neuvième symphonie de Mahler est la première de ses trois grandes œuvres crépusculaires, composées dans les trois étés qui ont suivi la mort de sa fille en 1907. Toute sa vie, Mahler a écrit dans un registre grave et funèbre, mais ici cette tonalité est encore plus marquée, à tel point que les musicologues décrivent ces trois œuvres comme son long chant du cygne. Il a d’ailleurs ajouté de sa main des sous-titres très significatifs au premier mouvement de la neuvième symphonie (« Ô jeunesse! perdue! Ô amour! Disparu » ), ainsi qu’au dernier (« Ô beauté et amour, adieu! Adieu! » ). Cette œuvre est un testament dans lequel Mahler récapitule sa vie et se prépare à la quitter.

Dans cette symphonie n° 9, l’adagio est le quatrième et dernier mouvement. Mahler commande de le jouer très lentement (« sehr langsam« ), ce que le Chicago symphony orchestra, dirigé par le chef italien Carlo Maria Giulini, respecte ici à la lettre.

Cet adagio démarre de façon très surprenante par une salve de cordes très appuyées, presque stridentes, qui décollent vers les aigus sans sommation. Ensuite il se déploie sur plus de 25 minutes par de très longues et amples phrases musicales, jusqu’à une fin qui se veut apaisée (ou résignée?).

Mahler a conçu cet adagio final à la fois comme un hommage à la vie et à l’amour, et comme un adieu: avant de s’effacer, il s’agit de chanter la beauté du monde. Mais cet adieu semble décidément bien difficile à prononcer, car à plusieurs reprises on voit alterner de grandes phrases mélodiques sereines et lumineuses, qui reprennent le thème initial, des passages plus neutres et indécis, et d’autres encore, plus sombres et douloureux, composés en mode mineur. Vers la moitié de l’adagio, la tonalité douloureuse s’exprime de façon extraordinairement intense et passionnée, donnant carrément le vertige. Ensuite le mouvement s’apaise progressivement, lentement, rejoignant des tonalités plus lumineuses et douces. Enfin il se conclut par quelques notes éparses et d’une sérénité imperturbable et bienheureuse, comme si Mahler avait déjà atteint le calme et l’immobilité, comme une pierre au fond d’un lac de montagne aux eaux claires et glaciales…

[Le hasard veut que le jour où j’ai écrit cette chronique, la batteuse et chanteuse du groupe américain Low, qui s’est fait une spécialité de la lenteur et de la tension (comme dans cet adagio), venait de décéder, et que j’en ai écrit une autre pour lui rendre hommage. Pour préparer cette chronique, j’ai réécouté tout le premier album de Low… et j’ai trouvé la comparaison assez cruelle. Je me fais souvent cette réflexion, même au sujet de groupes que j’adore comme Radiohead, The Smiths ou The Cure: j’aime passionnément le rock, mais à côté des oeuvres classiques que je préfère, je trouve ça quand même bien pauvre.

Ça me fait le même effet que quand je regarde à la suite un match de rugby et un match de foot: à chaque fois je me dis que le rugby est tellement plus intense et spectaculaire et que les footeux font pâle figure.

Ça n’enlève rien à Low, et encore moins à Radiohead, The Smiths ou The Cure: c’est juste que dans ma hiérarchie toute personnelle, c’est plusieurs crans en dessous.]

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