Cette chanson ouvre l’album « Grace » , l’un de mes dix préférés tous genres confondus, l’un de ceux que je réécoute avec le plus de plaisir et d’émotion(s).
C’est probablement par « Mojo pin » que j’ai entendu pour la première fois la voix de Jeff Buckley (j’avais acheté l’album sur la foi de critiques dithyrambiques), et elle m’a scotché à la première écoute. Comme beaucoup de celles et ceux qui l’ont découvert, par hasard ou attirés par le bouche à oreille, dans le bar new-yorkais le Sin-é, où il a rodé ses compositions pendant deux ans avant de sortir l’album. Au maximum cinquante bienheureuses personnes par soirée, probablement bien plus estomaquées que moi quand j’ai posé le CD dans la platine.
« Mojo pin » commence par un « ouhhhhh » chanté par une voix de tête acrobatique, enregistré dans le lointain, plaintif et descendant comme pour marquer la fatigue et la reddition. Cette entrée en matière captivante au sens plein du mot est prolongée par des murmures qui achèvent de nous alpaguer: en même pas une minute, Jeff Buckley a arrêté le temps, et dans tout le reste de la chanson, et de l’album, il va se montrer totalement habité par sa musique.
Dans « Mojo pin » , l’accompagnement musical mérite mieux que jamais son nom: dans une large mesure, les instruments ne sont ici que pour offrir un écrin à la voix de Jeff Buckley, magnifique et spectaculaire (sa tessiture couvrait quatre octaves). En fonction de chaque oscillation du texte et du chant, ils apparaissent ou disparaissent, le rythme s’accélère ou ralentit, parfois même il s’arrête carrément pour laisser toute la place au chant. Lorsque la voix semble fragile et angélique, lorsque le texte exprime une détresse absolue et inépuisable (« This body will never be safe from harm » ; « I’m blind and tortured » ), c’est une guitare cristalline pleine de pudeur qui domine. Lorsque Jeff exprime sa colère ou son angoisse, allant jusqu’à la transe, la guitare et la batterie se déchaînent violemment (par exemple à 3’12, ou dans le final étourdissant et harassant).
S’il faut parler ici de transe ou d’expérience extra-sensorielle, c’est parce que c’est de la drogue qu’il s’agit. « Mojo Pin » , cela signifie « aiguille à héroïne » , et Jeff Buckley lui-même a expliqué le sens de sa chanson de façon on ne peut plus explicite: « It’s a euphemism for a dropper full of smack that you shoot in your arm. » Il se décrit ici comme un jeune homme hypersensible qui se calme avec de l’héroïne pour ne pas être submergé par la douleur et le désespoir.
Personnellement je n’ai jamais touché à la drogue, pas même à un pauvre joint (si si, c’est vrai). Mais j’ai quand même quelques addictions, dont fait partie l’écoute de cet album magique et de sa chanson d’introduction venue d’un autre monde.
« If only you’d come back to me,
if you laid at my side,
wouldn’t need no mojo pin
to keep me satisfied »