Difficile d’ignorer que ce soir, c’est le match d’ouverture de la Coupe du monde de rugby.
Difficile aussi d’ignorer que l’impact écologique de cette Coupe du monde est franchement dégueulasse, entre les déplacements en avion des équipes et des supporters et le sponsoring par Total Energies (beurk).
Difficile encore de ne pas se rendre compte que le rugby est un sport très délétère pour la santé des joueurs, qui se tamponnent avec la quantité de mouvement d’un troupeau d’hippopotames (le côté jeux du cirque est de plus en plus patent).
Difficile enfin de ne pas remarquer combien c’est un sport viriliste, qui valorise le « combat », la capacité à endurer, à prendre le dessus sur le plan physique, à la fois individuellement et collectivement (pendant les mêlées par exemple).
Mais malgré tout ça, j’adore le rugby.
J’aime l’esprit de ce sport, le fair-play qui persiste sur le terrain et dans les tribunes malgré le professionnalisme.
J’aime la façon dont ce sport est arbitré, les gestes théâtraux et les explications données au micro par les arbitres, le respect parfois étonnant dont ils font l’objet de la part des joueurs, la souplesse avec laquelle les règles sont régulièrement changées pour que le spectacle soit le plus vivant et excitant possible.
J’admire le silence de cathédrale dans lequel les joueurs adverses tentent une pénalité contre l’Angleterre à Twickenham (et pourtant dieu sait qu’une défaite des Anglais contre n’importe quelle équipe fait ma journée).
J’ai les poils en écoutant certains chants des supporters, par dessus tout le « Land of my father » des Gallois.
Pour revenir au jeu, j’aime le fait que n’importe quel gabarit puisse jouer au rugby: si tu es petit, fais de la muscu et tu seras pilier; si tu es très grand, fais de la muscu et tu sera deuxième ligne; si tu es très rapide, fais de la muscu et tu seras ailier; si tu es super malin et capable de prendre rapidement des décisions, tu seras demi de mêlée ou demi d’ouverture (mais n’oublie pas de faire un peu de muscu quand même).
J’aime la longueur des phases de jeu qui durent souvent plusieurs minutes, l’excitation qui enfle quand un joueur relance depuis ses 22 mètres, déchire la ligne d’avantage et part dans une percée de trente mètres en cherchant le soutien, quand le jeu rebondit, et quand un joueur va aplatir un essai « en terre promise » au terme d’une action de 10 ou 15 temps de jeu (je crois que je ne gueule jamais autant qu’au moment où un essai va peut-être être marqué, va sans doute être marqué, est en train d’être marqué, vient d’être marqué).
Par dessus tout, j’aime les valeurs qui sont mises en œuvre à travers le jeu de rugby, le goût pour la ténacité et la tradition du french flair, les haies d’honneur respectueuses à la fin des matches, l’alliance entre l’abnégation obscure du cinq de devant, la puissance des troisièmes lignes, le génie créatif des demis, la vitesse et l’adresse des arrières… Il n’y a aucun sport dans lequel on soit aussi dépendant de ses coéquipiers, dans lequel une passe soit autant une offrande. Je crois me souvenir que le philosophe Michel Serres a écrit « Tout ce que j’ai appris sur la morale, c’est au rugby que je le dois. » Si c’est vrai, je suis sûr que c’est à peine exagéré: le rugby est une école d’humilité, de courage, de don de soi, de solidarité, de générosité…
Bref, fuck you Total, mais je vais regarder les matches de cette Coupe du monde, en prenant mon pied, d’autant plus cette année puisque la France a une équipe de feu et joue un magnifique rugby total, au même titre l’Irlande ou l’Afrique du sud.
[Sur la photo ci-dessous, vous voyez un specimen très rare de joueur de rugby maraîcher, à la musculature sculpturale (ahem), avec une courgette de variété chépakoi en guise de ballon.]