Lorsque Peter Gabriel a écrit et composé son sixième album studio, qui sortira en 2002, il était en train de se séparer de l’actrice Rosanna Arquette, avec laquelle il vivait depuis quelques années.
Cette séparation a réactivé en lui des sentiments de culpabilité pour avoir contribué, à cause de son engagement dévorant dans la musique et dans la création de son label Real world, à l’effilochement de son mariage et au départ de son épouse Jill, qui était son premier amour de jeunesse.
Ce sixième album est donc très marqué par le regret d’avoir passé trop de temps loin des siens, et notamment de ne pas avoir été assez présent auprès de ses deux filles, qui étaient alors au milieu de la vingtaine, et avec lesquelles il avait des relations difficiles. Il exprime aussi une volonté de renouer et de renforcer ces liens d’amour, comme l’indique sobrement son titre (« Us » ), et comme l’attestent aussi les textes en grande partie consacrés à la difficulté des relations humaines. Ce sixième disque semble avoir été écrit par Peter Gabriel pour essayer de récupérer ce « nous » qui lui est si cher et dont il n’arrive pas à se passer, cette famille à qui il ouvre grand les bras, mais qui lui échappe tel un fantôme (c’est peut-être ainsi que l’on peut interpréter la pochette?).

La grande affaire de « Us », c’est la séparation. Dans « Secret World » , Peter Gabriel évoque tous les trésors d’énergie qu’il a déployés, en vain, pour garder à ses côtés la femme qu’il aimait. Et dans « Come talk to me » , il affirme de façon humble et touchante l’amour qu’il éprouve pour sa fille aînée Anna-Marie.
Le chagrin, les remords et le souvenir des moments perdus sont parfois si vifs et amers qu’ils peuvent donner envie d’accuser l’autre d’être responsable de la mésentente, ils peuvent amener à penser que le lien qui nous rattachait à lui est distendu à jamais, et que finalement c’est peut-être mieux comme ça.
Mais Peter Gabriel sait que ce n’est qu’injustice et déraison (« Whatever fear invents, I swear it makes no sense » ), et qu’il vaut mieux mettre tout son coeur et toute son énergie à lancer des ponts dans l’espoir de se réconcilier avec cet autre, parce que définitivement on l’aime trop pour accepter de le laisser s’éloigner. Alors il jette à la rivière son orgueil mal placé et il s’agenouille en chanson devant sa fille, pour lui promettre qu’il est à sa disposition – car il ne s’agit pas d’une proposition de parler ensemble (ce n’est pas « Come talk with me » ), mais d’une invitation à livrer ce qu’elle a sur le coeur: « Oh please talk to me / Won’t you please talk to me / We can unlock this misery / Come on, come talk to me. »
Dans la période que je traverse, tout cela me remue.
Étant en plein divorce, j’éprouve cette tristesse, ce sentiment d’injustice en pensant que je me suis démené en vain pour sauver ma famille, et aussi une certaine honte en constatant ce que cette relation est en train de devenir. Je suis peiné de constater qu’on n’arrive plus à se comprendre et à se parler.
Par rapport à mes enfants, j’éprouve aussi beaucoup de remords pour ne pas avoir toujours été le papa attentif et respectueux que j’aurais voulu être, pour les avoir souvent plombés sous beaucoup trop d’angoisse et d’exigence. J’essaye de faire ce que je peux pour réparer ce qui doit l’être. Dernièrement j’ai demandé de but en blanc à ma fille Aurore si elle avait des choses à me reprocher, et j’ai précisé le sens de cette question en lui disant que j’ai conscience d’avoir commis bien des erreurs, que je ne sais pas toujours comment faire pour les corriger, ni si je m’y prends comme il faut, mais que c’est ma priorité et que je suis plein de bonne volonté. Elle m’a simplement dit « Je sais, je le vois bien… Et j’y suis sensible » . Ces quelques mots m’ont bouleversé, bien sûr.

Pour sa part, Peter Gabriel semble avoir été récompensé de ses efforts. Devenue réalisatrice, sa fille aînée Anna-Marie a réalisé pour lui deux DVD. Chanteuse et choriste, sa fille cadette Melanie tourne souvent avec lui depuis 2002.
Je vois là une belle leçon de vie: à condition d’avoir la volonté sincère et le courage de parler à coeur ouvert et d’écouter, à condition surtout de commencer par se remettre soi-même en question et de demander pardon pour les erreurs commises, il n’y a rien d’irréparable dans la vie.
« Won’t you please come talk to me?
Just like it used to be »