Vers mes quinze ans, j’ai été pendant longtemps amoureux d’une fille qui n’en a sans doute jamais rien su. J’étais un garçon très fragile, très sensible, très anxieux d’être tourné en dérision et repoussé, et donc j’étais très timide, inhibé, maladroit… Je me souviens que pendant au moins deux ans, j’ai joué une partie de dames d’un genre très particulier, où à peine un pion avancé j’en reculais trois, histoire de ne surtout pas trop dévoiler mon jeu et de ne pas risquer de recevoir la réponse négative qui me terrorisait. J’ai probablement approché ou battu le record intergalactique de cachage de jeu.
Pendant cette période, je m’identifiais beaucoup au garçon dont parle cette chanson de Francis Cabrel, tirée de celui de ses albums que j’écoutais le plus à l’époque.
« Leïla et les chasseurs » raconte l’histoire d’une belle jeune fille (« Leïla n’y peut pas grand-chose / si elle a la fraîcheur des roses » ) qui est la proie de séducteurs concupiscents (« Ce feu sous les paupières blanches / qui fixe le dessous de ses hanches » ), hypocrites (« Faux nez et faux numéros » ), manipulateurs (« Les phrases pleines de détours / qui craignent la lumière du jour » ) – des hommes prêts à tout pour l’emballer et la mettre sur leur tableau de chasse (on ne disait pas encore pécho, quelle affreuse expression).
Leïla sait très bien lire dans leur jeu, mais parfois, « un soir de fatigue » , sans illusion pourtant, elle finit par céder à l’un de ces chasseurs, « pour peu qu’il soit d’une autre sorte, / un peu moins menteur que les autres » .
J’avoue que j’étais fort désappointé par cette partie-là du récit, et même assez dégoûté.
Mais ce qui me touchait dans cette chanson, ce qui me consolait aussi, et même ce qui me donnait du courage, ce sont les quelques vers qui, à la fin, décrivent ce que Leïla a vraiment dans le coeur, et le genre de garçon différent et un peu étrange qu’elle attend et qu’elle rêve de voir se présenter sur sa route. Je l’imaginais bien devenir elle aussi toute timide et désarmée si elle était soudain en la présence d’un tel garçon. Alors je me disais que celui que j’étais en vrai, il avait une chance, quand bien même il devrait attendre bien plus que quinze rendez-vous.
Aujourd’hui j’ai 53 ans, je parle nettement plus, la vie m’a instruit, j’ai pris de l’assurance, je sais donner le change (je le sais même trop bien, beaucoup trop bien).
Mais en réalité je tremble toujours et je ressemble encore beaucoup à cet adolescent timide et fragile, qui dans certaines circonstances peut être profondément atteint par ce que d’autres appelleraient une petite éraflure. Il y en a pour dire que c’est être trop sensible, mais je ne crois pas qu’on le soit jamais trop.
Avec le temps, j’ai appris à avoir de la tendresse pour cette partie là de moi-même, parce qu’en me donnant la possibilité d’être touché par les autres, et peut-être aussi de les toucher, elle m’a sans doute sauvé la vie.
« Elle est la cible de vos flèches,
mais c’est pas vous qu’elle cherche
Elle rêve d’un fragile, d’un fou,
qui l’embrasse au quinzième rendez-vous,
qui tremble en lui prenant la main,
et surtout qui ne dise rien » .