« Sister of night » est l’une de mes découvertes musicales les plus fortes de l’année, pour différentes raisons qui ne tiennent pas qu’à la musique.
Il y a quelques amies qui me touchent tant que j’ai envie de prendre soin d’elles comme de la petite sœur que je n’ai jamais eue.
Et puis inversement, il y a une femme qui est entrée dans ma vie par surprise, que j’ai d’abord vue un peu comme une petite sœur fragile et complice, mais qui au fil de nos échanges souvent nocturnes est devenue si précieuse dans mon coeur qu’elle y occupe aujourd’hui toute la place.
« Sister of night » est sortie en 1997 sur le neuvième album de Depeche Mode, « Ultra ». Ce disque a été enregistré dans une période très sombre du groupe. La tournée qui a suivi le disque précédent, « Songs of faith and devotion », a été harassante. Depuis quelques temps, Dave Gahan est devenu un vrai junkie, toujours fourré avec ses dealers et bien plus préoccupé de se fournir en dope que d’écrire des chansons ou de travailler en studio. En 1995, il a même été hospitalisé à la suite d’une tentative de suicide. Peu de temps après, il propose aux autres membres du groupe d’enregistrer un nouveau disque, mais il est victime d’une overdose d’héroïne qui est à deux doigts de l’emporter, et il doit entreprendre une nouvelle cure de désintoxication qui va s’avérer assez chaotique. Lassé de gérer les frasques de son chanteur (et celles de Martin Gore, dont le talon d’Achille était plutôt l’alcool), agacé par les tensions qui déchiraient alors le groupe, le claviériste Alan Wilder a décidé de se barrer.
Bref, « Ultra » a été conçu dans un contexte particulièrement pesant et éprouvant, ce qui explique qu’il s’agisse d’un album à l’atmosphère musicale ténébreuse. Comme le précédent, il accorde une place importante aux guitares et à la batterie, il accueille même un peu de sonorités trip-hop qui étaient très à la mode à l’époque, mais il effectue aussi un retour aux recettes bien éprouvées, à savoir aux synthés et aux sonorités électroniques. C’est comme si le groupe avait senti qu’il était en train de se désagréger et qu’il avait besoin, pour survivre, de faire front et de se replier un peu sur ses fondamentaux pour retrouver l’énergie vitale de ses débuts.
Il reste qu’étant donné la gravité des événements vécus par Depeche Mode les années précédentes, « Ultra » prend l’allure d’un bloc de granit noir, dense et compact. Il s’ouvre sur une chanson où les guitares distordues installent une ambiance glauque et angoissante, et sur les autres morceaux, les mélodies ont une beauté un peu lugubre, les rythmes sont souvent lents et ont quelque chose de métronomique (d’ailleurs il n’y aura pas de méga tube)…
Première chanson enregistrée pour l’album, « Sister of night » donne une bonne idée de l’état d’intense épuisement et de détresse dans lequel se trouvaient alors les membres du groupe.
La voix de Dave Gahan est toujours aussi grave et profonde, mais elle a rarement été aussi plaintive, lasse et émouvante.
Le texte fourmille de formules qui soulignent la douleur, la tristesse, l’angoisse, le sentiment d’isolement et de vulnérabilité (« your saddest dress« , « desperate« , « feeling insecure« , « the loneliest eyes« …). Heureusement le refrain est plus lumineux, qui appelle à la communion entre deux êtres sensibles qui crèvent de pouvoir librement se réconforter, se soutenir, prendre soin l’un de l’autre et s’alléger la vie… « I’m trembling, you heal me« .
Quant à la musique, c’est peu dire que je la trouve envoûtante et addictive – d’ailleurs lorsque j’ai découvert ce morceau, il n’y a pas très longtemps, je l’ai écouté un paquet de fois les jours qui ont suivi. « Sister of night » est une splendide et majestueuse ballade électronique, très alanguie, à tel point qu’une petite fille malicieuse que je connais a dit ingénument, en l’entendant pour la première fois, que le groupe devrait plutôt s’appeler « Lente Mode » que « Depeche Mode ».
La chanson s’ouvre sur des bruitages électroniques rugueux et abrupts, étranges et presque dérangeants à l’oreille. Après un très bref silence à 0’29, apparaissent soudain des synthés légers enregistrés dans le lointain, et la voix de Dave Gahan, désarmante de détresse et de gravité. Dans les couplets, la chanson est parsemée de divers petits sons synthétiques qui viennent comme tapoter l’oreille. À 1’35, une brève note de guitare électrique annonce le refrain, magnifique et éminemment mélancolique. Cette première occurrence du refrain est brusquement interrompue par les même sons saccadés qu’au début, et « Sister of night » démarre un deuxième cycle à peu près identique… et donc tout aussi beau.
Et puis il y a la fin, absolument sublime. À 4’57, de nouveaux sons de synthé, encore plus lointains mais plus aériens aussi, propulsent « Sister of night » dans une dimension céleste, et la dernière minute s’estompe lentement dans un fade away lunaire et carrément magique.
Il y a des chansons dont j’ai toujours envie de réécouter l’intro en boucle pas mal de fois avant de les lancer (par exemple « Subterranean homesick alien » de Radiohead).
Ici c’est la fin dont je voudrais qu’elle revienne encore, et encore, et encore, pour profiter plus longtemps de la paix et de la sécurité dont parle le refrain.
« Oh, sister, come for me
Embrace me, assure me
Hey sister, I feel it too
Sweet sister, just feel me
I’m trembling, you heal me
Hey sister, I feel it too »
{J’ai découvert cette chanson par une version enregistrée en concert, dans laquelle elle est chantée par Martin Gore: https://www.youtube.com/watch?v=hf1itqhn0dE. C’est une très belle interprétation aussi, mais musicalement elle n’a pas du tout la même richesse et la même subtilité que dans la version en studio… et puis il y manque la fin!]