« En 2024, ne plus être courageuses ni formidables » (Lola Lafon)

Des femmes qui ont connu ce que ce texte poignant de Lola Lafon décrit, depuis l’agression sexuelle au hasard d’une mauvaise rencontre jusqu’au viol ou à l’exploitation sexuelle régulière dans le cadre conjugal (qui devrait pourtant être le lieu dans lequel on est en totale sécurité), j’en connais et j’en ai connu beaucoup.

Je me souviens très précisément de où j’étais et de ce que j’ai ressenti lorsque chacune d’elles m’a confié ses souvenirs et le traumatisme qu’elles avaient vécu et qu’elles vivaient encore, la peur qui tenaille le bide, l’hypervigilance, parfois la honte ou même le dégoût d’elles-mêmes…

Je me souviens très précisément de ce que j’ai dit (et pour deux d’entre elles en particulier, de ce que j’ai fait) pour témoigner de mon dégoût et de mon indignation.

Et j’ai parfaitement conscience que ça a été bien peu, que ça n’a annulé ni la peur ni l’injustice que ces femmes, contrairement à moi suis du bon côté du manche de la domination masculine, doivent endurer encore et encore, du simple fait qu’elles sont des femmes.

Tout ce qui est décrit là est d’une horreur et d’une banalité crasses.

Et plus que jamais, je crois que les auteurs de ces monstruosités devraient rentrer sous terre de honte.

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Libération (site web)

Idées et Débats, vendredi 5 janvier 2024

En 2024, ne plus être courageuses ni formidables, par Lola Lafon :

N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer. Acceptez de voir vos certitudes, vos désirs questionnés. Agissez et prenez le relais. Mais le temps presse.

En ces premiers jours de l’année, où on rêve et on souhaite, mon voeu est qu’on arrête de célébrer la force et le courage des femmes. Qu’en 2024, on leur accorde la possibilité de ne pas être formidables. De ne plus être courageuses. Qu’on cesse enfin de glorifier leur capacité à encaisser. Qu’elles soient les premières concernées ou qu’elles soutiennent celles qui dénoncent les violences sexuelles, elles sont nombreuses à être épuisées, usées, qui prennent de plein fouet les tribunes nauséabondes, la remise en cause de leur parole, l’indifférence et même, la prose méprisante d’un discours présidentiel.

Demandez à vos soeurs. A vos copines. A vos collègues.

Aujourd’hui, à ceux qui se tiennent en retrait tout en assurant les femmes de leur soutien, j’aimerais demander ceci : où est-il, ce soutien ? Pourquoi est-il si mesuré, pour ne pas dire inexistant ? Est-ce l’illusion que sur ce champ de bataille, ils ne connaissent personne ? Qu’aucune proche n’est concernée ? Est-ce un déni de ces évidences-là : que grandir dans la peau d’une femme, c’est, au mieux, avoir échappé au pire. C’est, dès l’enfance, se méfier, craindre ceux qu’on est éduquées à aimer. C’est avoir le choix entre renoncer à être libre ou à risquer sa vie. C’est perdre un temps infini à élaborer des stratégies de vigilance, au quotidien : une armure qui finit par ressembler à une cage.

Si, en 2024, tout ceci fait encore débat, alors, peut-être faut-il extirper de l’ombre ces histoires que tant de femmes dissimulent à leur fils, à leur mari, à leurs amis. Qu’elles racontent. Qu’elles leur disent à quel âge elles ont eu, pour la première fois, le sentiment d’être une proie. A quel âge, la main brutalement intrusive d’un ami de la famille, d’un oncle, d’un grand-père, d’un médecin ? L’insistance aveugle d’un petit ami, à l’adolescence ? A quel âge le souffle court, la gorge serrée, la nausée et la rage ? La révélation qu’on parle sans être entendue ou crue ? A quel âge, l’apprentissage du silence ? Interrogez votre grand-mère. Votre mère. Demandez à vos soeurs. A vos copines. A vos collègues. Questionnez celles dont l’entourage vante la «solidité» . Celles qui assurent qu’il ne leur est jamais rien arrivé de grave. Demandez leur ce qui leur est arrivé de pas grave.

Demandez aux femmes le nombre de fois où le sexe a été quelque chose qu’on «consent» à donner sous la pression, qu’elle soit amoureuse, économique, professionnelle ou affective. Parce que c’était plus simple. Parce qu’on n’osait pas faire autrement. Dire «oui» parce qu’on n’a pas appris à dire «non» . Ces mots qui vous seront confiés, considérez les comme une photographie révélée ; celle d’un espace souterrain que vous ignorez : le paysage intime, tristement secret, des femmes que vous côtoyez.

Ces mots formeront une liste, une énumération. Sans doute sera-t-elle aride, répétitive. Vous entendrez, je le crains, les mêmes récits. Les mêmes souvenirs. Vous arguez que vous n’êtes pas responsables des abjections commises par d’autres. Mais ces «autres» , ce sont parfois vos amis, vos collègues, vos voisins, vos pères, vos fils. Vous les connaissez. Votre rôle, dans cette histoire, ne peut se borner à endosser celui, flatteur, du type bien qui compatit. De celui qui attend, en coulisses, l’issue d’un combat qui ne le concerne jamais. N’attendez pas des femmes qu’elles changent seules les règles d’un système dont elles sont victimes, d’un ordre du monde qu’elles n’ont pas contribué à créer.

Les tribunes, les livres, les films, les podcasts de celles qui combattent l’impunité sont empreintes de trop de colère ? Vous n’avez pas idée de l’ampleur de cette colère, qu’elle soit toute neuve ou ancienne, si ancienne, comme celle qui vrille votre mère, votre grand-mère. Vous n’en avez pas idée, car elles ont dû apprendre à la taire. A ne pas déranger. N’exigez pas sans cesse de celles qui parlent qu’elles vous rassurent sur votre probité. Acceptez que leurs mots vous inquiètent. Acceptez de voir vos certitudes, vos désirs questionnés. Et renversés.

Enfin, ne vous targuez pas d’être des alliés. Agissez et laissez les discriminé·e·s en décider. Y a-t-il trop d’impératifs dans ce texte ? C’est que le temps presse. Manque-t-il de nuances ? Ce mot justifiant qu’on reste prudemment spectateur. Ce mot qui met à égalité tous les récits, toutes les postures. En 2024, souhaitez à celles qui, sans relâche, alertent, d’avoir ce luxe dont vous jouissez : celui de pouvoir parler d’autre chose. De penser à autre chose. De pouvoir écrire autre chose. Prenez le relais, reprenez ce qui, dans ce mouvement mondial, vous appartient, aussi.

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