À l’origine, cette chanson est un tube enregistré en 1972 par le producteur et chanteur de R&B américain Timmy Thomas. Scandalisé et éprouvé par la guerre du Vietnam, celui-ci décida un matin d’écrire une chanson contre la guerre, dont le texte aurait pu être rédigé par une candidate de miss France qui tente d’émouvoir le public en clamant son envie de paix dans le monde (« No more war, no more war, no more war / Mmm, just a little peace / No more war, no more war / All we want is some peace in this world » ) et qui ne comprend pas que les humains de toutes les couleurs ne puissent pas vivre ensemble en fraternité, ou en sororité comme on ne disait pas encore à l’époque (« No matter, no matter what color / Mmm, you are still my brother / I said, « No matter, no matter what color / Mmm, you are still my brother » – ça sonne déjà comme le fameux « Ebony and ivory » de Paul McCartney et Michael Jackson).
En 1984, Sade reprend ce tube et lui donne une deuxième jeunesse.
À l’époque on est en plein dans les années synthpop, sautillantes et acidulées, mais la diva britannique d’origine nigériane respecte de façon scrupuleuse le rythme lent et sinueux de la musique originale.
Il ne s’agit pas cependant d’un copié-collé, loin de là, et ce grâce à la touche de sensualité qui était l’une des cartes maîtresses d’Helen Folasade Adu, alors âgée de 25 ans seulement, et pourtant d’une maturité et d’une assurance impressionnantes.
Sorte de prêtresse sexy, d’une élégance rare et classieuse, jamais hautaine et froide, toujours chaleureuse et compatissante, Sade fait de ce morceau un enchantement. « Why can’t we live together » est une pépite oscillant entre une soul vintage et un smooth jazz délicat, digne des clubs enfumés et des festivals estivaux (il existe d’ailleurs une très belle version enregistrée au festival de jazz de Montreux).
La construction de la chanson est très classique et parfaitement maîtrisée, avec une très longue introduction comme je les adore: en 2 minutes et 8 secondes, Sade fait monter le désir en invitant tour à tour sur la scène des percussions afro, puis une ligne de basse bien frappée au shaker, puis des synthés typiquement eighties mais qui collent aujourd’hui encore des frissons… À 3’49, une fois l’essentiel du texte envoyé, la chanson s’oriente carrément vers le RnB, avec un rythme dansant, chaloupé, déhanché et irrésistiblement érotique.
Cerise sur le gâteau, la voix de Sade, modulée à volonté, tour à tour puissante et caressante, frémissante et apaisante, vibrante et sereine, fait merveille tout au long du morceau (et de l’album), et lorsqu’elle vocalise de façon aérienne vers la fin du morceau, elle achève l’admirateur enfiévré que j’étais à l’époque, comme beaucoup d’adolescents.
Si le texte et le rythme de « Why can’t we live together » n’ont pas changé par rapport à la version originale, les inflexions apportées par Sade me laissent penser qu’elle en a subverti le sens, sans avoir l’air d’y toucher. À l’entendre chanter, je n’ai pas vraiment l’impression que c’est à la paix dans le monde qu’elle est en train de penser. Il me semble plutôt qu’elle est en train d’adresser et à la personne aimée une prière quelque peu inquiète et même éplorée, peut-être même une supplique: pourquoi ne pourrions-nous pas, nous aussi, vivre ensemble?
Certes, la voix de Sade donne à sa mélancolie un air de détachement, car elle ne fait qu’exprimer un attachement sincère et loyal. Mais comme toujours, la mise à nu et l’aveu de vulnérabilité n’en sont que plus émouvants…
« Tell me why, tell me why, tell me why
Mmm, why can’t we live together?
Tell me why, tell me why
Mmm, why can’t we live together?
Everybody wants to live together
Why can’t we be together? »