Marvin Gaye – « What’s going on »

En 1970, Marvin Gaye est plongé dans une dépression profonde depuis la mort de sa partenaire de chant Tammi Terrell des suites d’un cancer du cerveau, à tel point qu’il avait été incapable pendant de longs mois d’enregistrer le moindre morceau ou de se produire en concert, et qu’il a même tenté de se suicider.

À l’invitation de plusieurs amis, il écrit et compose avec eux une chanson intitulée « What’s going on », que la Motown refuse dans un premier temps de produire (à cause d’un texte jugé trop engagé politiquement). Il paraît que lorsqu’il a écouté la maquette, la première réaction du patron de la maison de disques Berry Gordon a été « C’est le plus mauvais disque que j’ai jamais entendu de ma vie! » Il a fallu que Marvin Gaye aille au bras de fer et menace de quitter la Motown pour que sorte le single… lequel va finalement recevoir un succès immédiat et gigantesque.

Marvin Gaye décide alors de créer tout un album dans la même veine, et il va le faire en contrôlant de A à Z l’ensemble du processus créatif, puisqu’il sera à la fois compositeur, interprète, arrangeur et producteur. Cet album est un processus d’émancipation dans lequel il s’est jeté à corps perdu pendant plusieurs mois de travail fiévreux et minutieux. Animé d’une conviction sans réserve, il trace un sillon rectiligne tout au long des neufs morceaux.

Sorti au printemps 1971, « What’s going on » est en effet un album concept, une fresque musicale très ambitieuse. La plupart des chansons, qui s’enchaînent les unes après les autres, racontent l’histoire d’un vétéran du Vietnam qui rentre aux États-Unis et à qui les travers de son pays sautent aux yeux: l’injustice, le racisme, la discrimination, la pauvreté, la corruption, la toxicomanie, les violences intra-familiales, la révolte de la jeunesse qui est en train de couver mais que la société puritaine américaine mate sans pitié (« Don’t punish me with brutality » )… La sixième chanson, qui s’intitule « Mercy mercy me (the ecology) » , aborde même les problèmes écologiques, ce qui à l’époque était assez novateur (« How much more abuse from man can she stand? » , demande-t-il à propos de la nature).

Fils de pasteur, Marvin Gaye décrit toutes ces réalités comme des fléaux, ou mieux comme des plaies, mais de façon bien plus sensible et charnelle qu’analytique et intellectuelle: il n’explique pas, il raconte, ou mieux il questionne (« Que se passe-t-il dans ce monde? » ); il ne revendique pas, il dépeint, et il invite son public à se demander quel avenir une telle société pourrait donner à ses enfants.

Bref, « What’s going on » est ce qu’on a coutume d’appeler un album engagé, et même un véritable pamphlet contre la société américaine de son époque.

L’idée de produire un tel disque est venue à Marvin Gaye après qu’il a reçu des lettres de son jeune frère Frankie, alors sur le front au Viet-Nam. Dans une interview, l’artiste dira qu’à un moment de sa vie, il n’a plus vu de sens à composer et à chanter des bluettes sentimentales alors que le monde alentour était en train de sombrer dans le chaos (« J’ai réalisé que je devais mettre à l’écart mes propres fantasmes si je voulais écrire des chansons susceptibles de toucher l’âme des gens. Je voulais qu’ils réalisent ce que le monde vivait alors » ).

Toute ressemblance avec la situation actuelle… etc. etc.

Si cet album est engagé, il n’est pas pour autant empli de colère, comme en témoigne la superbe photo de la pochette où Marvin Gaye apparaît le visage apaisé, le regard tourné vert le lointain. Les chansons parlent de choses d’une tristesse sans nom, mais elles le font d’une manière sereine, et même enivrante…

Grâce à la musique, bien sûr.

Habituellement je ne suis pas spécialement fan de la musique engagée (euphémisme), car la musicalité y est beaucoup trop négligée par rapport aux textes, qui sont eux-mêmes beaucoup trop démonstratifs. Mais ici je trouve la tentative extrêmement réussie, grâce notamment à la façon très originale et personnelle dont Marvin Gaye réussit à combiner différents genres musicaux – la soul, bien entendu, mais aussi le rythm and blues, le jazz, et même la musique classique.

À sa sortie, le succès commercial a été énorme et la critique a acclamé ce disque, qui est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands chefs d’oeuvre de la soul, et plus généralement de la musique populaire américaine.

La chanson titre, « What’s going on » , commence par quelques secondes de brouhaha de conversations dont émerge la voix de Marvin Gaye qui scande un « What’s up, man » . La musique est lancée par un saxophone, une rythmique, une basse ronronnante et un piano qui rivalisent de sensualité et d’élégance, bientôt rejoints par des vagues de cordes dans le même registre. Habituellement corsetés par les producteurs, les musiciens (les Funk brothers) jouent ici de façon libérée, fluide, sensible, créative et emballante. C’est une musique précise mais soyeuse, luxueuse.

Quant au chant de Marvin Gaye, il réussit le tour de force d’être aussi sensible qu’angélique, aussi plein de lassitude que d’espoir, dans le plus pur esprit soul.

Le plus étonnant et le plus fascinant, dans cette chanson, c’est la douceur qui s’en dégage, alors même que Marvin Gaye y témoigne de réalités extrêmement brutales et douloureuses…

« What’s going on » a souvent été décrit comme l’un des albums les plus importants de l’histoire de la musique soul, peut-être le plus important. Je le connaissais mal, mais après m’y être enfin plongé, je comprends mieux pourquoi il a tant marqué.

« Mother, mother

There’s too many of you crying

Brother, brother, brother

There’s far too many of you dying

You know we’ve got to find a way

To bring some lovin’ here today, yeah »

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