Sur l’unique et fantastique album sorti de son vivant par Jeff Buckley (« Grace » , 1994), presque toutes les compositions sont très travaillées, les arrangements sont très raffinés, la voix exceptionnelle navigue avec une aisance stupéfiante dans tous les registres. Huitième chanson du disque, « Corpus Christi Carol » est par exemple un cantique chanté a capella ou presque, empreint de solennité et d’une douceur infinie.
Mais la chanson qui suit immédiatement, « Eternal life » , introduit une rupture brusque. Les arpèges de guitare cristallins sont remplacés par un orchestre typiquement rock et tirant même sur le grunge, doté d’une basse monstrueusement rugueuse et presque crade, de guitares furieuses et d’une batterie musculeuse. Le filet de voix angélique exposé sur « Corpus Christi Carol » laisse place à un chant torturé, nerveux, rageux et presque hargneux. De plus en plus déchaîné au fur et à mesure que le morceau avance, Jeff Buckley se vide de toutes ses tripes, il pose sur la table son coeur et ses reins, il se dépouille littéralement, comme il le faisait dans des concerts extraordinaires d’intensité (comme j’aurais aimé le voir sur scène!).
Durant sa trop courte carrière et sa beaucoup trop courte vie, Jeff Buckley a beaucoup exprimé un manque d’amour dévorant (« Last goodbye », « Forget her » ), mais aussi une incapacité maladive à accueillir avec sérénité l’affection qu’on lui portait, et une préférence pour le soulagement temporaire que lui procuraient les paradis artificiels (« Mojo pin » ). Ici il montre une autre facette de son extrême sensibilité, mais en inversant les rôles, puisqu’il affirme une volonté de donner l’exemple, de ne pas attendre d’être aimé en retour pour distribuer généreusement de l’affection autour de lui: « All I want to do is love everyone » .
Musicalement, « Eternal life » est un morceau qui tranche avec le reste de l’album, mais il en a la ferveur, le feu sacré, le style fulgurant et incandescent. Ce n’est pas ma chanson préférée de Jeff Buckley, loin de là, mais c’est clairement celle qui me fouette et qui m’électrise le plus.
« Did you really think this bloody road would pave the way for you?
You better turn around and blow your kiss hello to life eternal »