Bruce Springsteen – « Atlantic city »

En 1975, à la sortie d’un concert de Bruce Springsteen, le critique musical John Landau, qui allait devenir son futur manager et producteur, a eu cette formule aussi enthousiaste que célèbre, et qui va s’avérer particulièrement clairvoyante: « J’ai vu le futur du rock’n’roll et son nom est Bruce Springsteen » .

Dans les albums qui ont suivi (« Born to run » , « Darkness of the edge of town » , « The river » ), Springsteen a cultivé une image de rockstar fougueuse en produisant une musique électrique intense et musclée (en particulier en concert), simplement adoucie de temps à autre par des ballades déchirantes.

C’est dire la surprise qu’a représenté en 1982 la sortie de son sixième album, « Nebraska » . Le Boss y prend tout le monde à revers, son public, la critique et l’industrie musicale. Sans doute envahi par la fatigue de correspondre au stéréotype du héros baraqué du rock’n’roll et par l’envie de redevenir un gars simple, il fait ici la preuve que l’on peut écrire et enregistrer un monument de la musique avec quelques bouts de ficelles. « Nebraska » est un disque entièrement acoustique, enregistré chez lui sur un petit magnétophone à cassettes, et dans lequel il s’accompagne lui-même, essentiellement à la guitare et à l’harmonica (avec ici et là un peu de mandoline et d’orgue).

À l’origine, l’album avait été enregistré de la même manière que les précédents: d’abord des demos enregistrées solo dans des conditions précaires, puis des prises en studio dans lesquelles Springsteen est accompagné par le E street band.

Mais ici le Boss et son groupe n’ont pas été satisfaits du résultat, notamment parce qu’ils estimaient que la musique avait tendance à noyer la profondeur des textes, qui racontaient ce qu’étaient en train de devenir les États-Unis, quelque part entre la nouvelle littéraire et la chronique sociale et judiciaire. Les chansons parlaient de losers désolés, de pauvres types laissés pour compte et à la dérive, d’assassins et de victimes, de vies fracassées sur le mur du rêve américain… Ces descriptions de anti-héros affamés de délivrance ou de rédemption, comment les enrober d’une musique dynamique et pétaradante?

Alors Bruce Springsteen a choisi de revenir aux versions nues, brutes et intimes qu’il avait d’abord enregistrées seul chez lui. Et c’est ainsi que « Nebraska » est devenu ce disque minimaliste, dépouillé, lent et basique. Avec sa musique de vagabond perdu sur des routes poussiéreuses et parsemées de nids de poule, avec son évocation des petits riens de la vie (on pense au Jack Kerouac de « Sur la route » ou au Ernest Hemingway de « Des souris et des hommes » ), avec sa sensibilité à fleur de peau, « Nebraska » est de loin mon album préféré de Bruce Springsteen.

Étonnamment peut-être, la chanson que j’aime le plus sur l’album est la plus rapide, celle où la guitare est la plus incisive et où les plaintes de l’harmonica, redoublées par les choeurs, relayées par les ululements et les roulements de mandoline finaux, se font les plus poignantes.

« Atlantic city » est une plongée au coeur de ce Las Vegas de la Côte Est, dans laquelle les paumés viennent fantasmer sur la nouvelle chance que pourrait leur offrir quelque gain inespéré au casino ou aux machines à sous. Bruce Springsteen nous fait découvrir la détresse d’un homme qui a perdu son travail, dont la vie de couple se délite, qui s’est compromis avec la pègre pour payer ses dettes, et qui se rend compte que toutes les issues de secours qu’il croyait avoir encore pour sauver sa peau et son âme sont en train de se verrouiller. Il essaye de rester déterminé et plein d’espoir, mais il a du mal à ne pas sombrer dans une forme de défaitisme aussi douloureuse qu’accablante.

« Atlantic city » est une chanson sur le désir de s’étourdir qui peut s’emparer de nous quand la vie devient trop difficile, quand on se sent au bout du rouleau, vraiment au bout du rouleau, quand on a l’impression d’avoir fait les mauvais choix, de s’égarer dans des impasses, de s’enfoncer dans les échecs qu’on s’était pourtant juré d’éviter. Une chanson comme une main tendue dans l’espoir d’en trouver une autre, secourable, à laquelle s’accrocher, et qui nous donne une deuxième chance, une chance en tous cas de réécrire un nouveau morceau de vie sur une nouvelle page blanche.

« And everything dies baby that’s a fact

But maybe everything that dies someday comes back »

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