Radiohead – « Creep »

Voici LE tube de Radiohead, celui qui a fait connaître le groupe du grand public, que tout le monde a entendu au moins une fois à la radio ou dans une soirée, et qui est très souvent repris (et généralement massacré, notamment lors de la mal nommée « fête » de la musique ou par des candidat(e)s aux concours de chant télévisés).

En dépit de ce succès (ou à cause de ce succès?), les membres de Radiohead, notamment Thom Yorke, ont très souvent affirmé qu’ils ne l’apprécient plus guère, voire l’ont vertement critiquée – il paraît qu’en privé ils surnomment cette chanson « Crap » (ce qui signifie « merde » ).

À l’époque où l’album « Pablo honey » est sorti, en 1992, Radiohead était encore un groupe de rock « classique », presque de rock à guitares ou de grunge. C’était avant les expérimentations musicales de plus en plus inouïes à partir de « OK computer ».

Sur le plan musical, j’aime beaucoup moins « Creep » que l’OVNI que le groupe produira cinq ans plus tard: je trouve le morceau un peu mou du genou et monocorde – heureusement que la guitare de Johnny Greenwood est là pour mettre un peu de furie dans les refrains.

Mais c’est quand même une chanson qui me bouscule beaucoup pour sa thématique, car elle décrit très bien ce que j’ai longtemps pensé de moi-même (et qu’il m’arrive encore parfois de penser, bien malgré moi).

La légende veut que Thom Yorke ait écrit le texte de « Creep » pendant ses années d’étudiant. Il était alors amoureux d’une fille intensément désirable (« You’re just like an angel / Your skin makes me cry / You float like a feather / (…) You’re so fuckin’ special » ), mais qu’il pensait inaccessible, car elle provenait d’un milieu social huppé et bien supérieur au sien (« What the hell am I doin’ here? / I don’t belong here » ). Il l’aurait suivie pendant quelques temps, mais sans jamais oser l’aborder, tant il se sentait indigne d’une fille pareille, indigne même de la regarder dans les yeux.

« Creep » est donc une déclaration d’amour déchirante, car totalement résignée. C’est le chant triste et désolé du vilain petit canard persuadé de n’avoir strictement aucune chance d’attirer l’attention du cygne resplendissant dont il est épris. Comme l’a écrit un journaliste, le coup strident de guitare que l’on entend avant chaque refrain « claque comme une porte de prison sur les aspirations d’un garçon. »

Cette première interprétation, frontale et littérale, est sans doute celle qui a conquis le jeune public de Radiohead. Qui n’a pas connu la douleur de se voir ignoré par une personne dont il est amoureux? Qui, dès lors, peut ne pas se reconnaître au moins un peu dans cette chanson intemporelle et universelle?

Mais il y a une autre lecture, plus profonde et plus dérangeante: « Creep » est également une chanson sur la honte de soi, sur le dégoût de soi, voire sur la haine de soi.

Car ce garçon n’est pas seulement un amoureux momentanément transi et qui, une fois la peine passée, se verra à nouveau comme une personne digne d’être aimée: non, il se voit définitivement et intrinsèquement comme un type bizarre, un raté, un minable, un gros naze. « I wish I was special / (…) But I’m a creep / I’m a weirdo » . Il voudrait tant avoir un corps parfait et un charisme ravageur, être remarqué et reconnu par les autres dès lors qu’il apparaît, avoir du contrôle sur les événements… mais partout et avec tout le monde il se sent étranger, transparent, décalé, inadapté, grotesque, incapable, dépassé par les événements, foncièrement inadéquat: il y a définitivement en lui quelque chose qui ne tourne pas rond.

« Creep » me touche beaucoup parce que je suis de plus en plus convaincu que la honte, cette impression tenace et tord-boyaux que quelque chose d’essentiel ne va pas en soi, non pas à cause de ce qu’on fait mais à cause de ce que l’on EST, c’est la pire chose qu’un humain puisse ressentir, avec le sentiment d’impuissance. En thérapie des schémas, ce qu’on appelle le « schéma d’Imperfection / Honte » frappe des gens qui, en permanence tenaillés par l’angoisse que leur imperfection soit dévoilée, sont hypersensibles à la critique ou au rejet, y réagissent très fortement par de la détresse, du découragement et/ou de la vantardise, et qui ne peuvent jamais se sentir tout à fait en sécurité avec les autres, particulièrement avec ceux qu’ils considèrent comme parfaits ou « fuckin’ special » .

J’appartiens à ces gens-là, malheureusement, et je mène encore en moi-même une guerre contre ce sentiment viscéral d’imperfection. Alors « Creep » pourrait être, d’une certaine manière, une de mes chansons fétiches.

Il y a une dernière chose qui, à mon sens, fait finalement de « Creep » une grande chanson: c’est le manifeste d’un groupe qui se dresse contre la culture de la gagne qui s’était imposée dans les années 80, à la faveur du triomphe du néo-libéralisme. Cette culture de la gagne, Radiohead refuse de s’y reconnaître et il la rejette frontalement, j’ai même envie de dire qu’il la dégueule de toutes ses forces, avec deux doigts bien au fond de la gorge. « Creep » est aussi une chanson sur le « refus de parvenir » dont parlera Corinne Morel-Darleux: une raison de plus, selon moi, d’admirer ce groupe hors du commun.

Tous comptes faits, je l’aime vraiment bien, cette chanson 😉

« You float like a feather

In a beautiful world

I wish I was special

You’re so fuckin’ special

But I’m a creep

I’m a weirdo

What the hell am I doin’ here?

I don’t belong here »

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