« [Les femmes] qui assurent qu’il ne leur est jamais rien arrivé de grave » , « demandez-leur ce qui leur est arrivé de pas grave. »
Sous-entendu: vous vous rendrez alors compte qu’en réalité, elles aussi ont subi des événements ou des situations qui sont inadmissibles et révoltantes, des événements ou des situations que personne ne voudrait que sa fille ait un jour à subir.
Ces derniers temps, j’ai eu beaucoup d’occasions de réfléchir à cette formule profondément dérangeante de l’écrivaine, compositrice et chanteuse Lola Lafon.
Je pense à ce que beaucoup d’amies m’ont confié à propos de ce qu’elles ont vécu et subi dans leur enfance, dans leur adolescence ou dans leur vie de couple (agressions sexuelles, viols, harcèlement sexuel…).
Je pense à ce que ma fille de vingt ans me raconte régulièrement à propos de son expérience de vie, par exemple à propos de tout ce qu’elle est obligée de faire pour garantir sa sécurité lorsqu’elle sort le soir, de toutes les fois où elle se fait draguer lourdement par des types qui ne se gêneraient sans doute pas beaucoup pour abuser d’elle s’ils la sentaient fragile ou isolée.
Je pense à toutes les discriminations objectives vécues par les femmes du simple fait qu’elles sont des femmes (discrimination à l’embauche lorsqu’elles sont mères et/ou en âge de se retrouver enceintes, inégalités salariales, inégalités dans la prise en charge matérielle et mentale de l’éducation des enfants et des tâches domestiques, sexualisation omniprésente, obligation de « faire ses preuves » là où les hommes bénéficient d’une présomption de compétence, obligation de se justifier quand elles ne correspondent pas aux stéréotypes de « l’éternel féminin » , « taxe rose » , mainsplaining, exposition accrue aux risques sanitaires et environnementaux…).
Je pense à la montée du masculinisme, notamment parmi les jeunes hommes (j’ai lu et regardé des textes ou des vidéos de militants du mouvement incel ou de « coaches en séduction » qui vendent des recettes miracles pour mettre dans son lit n’importe quelle femme en quelques semaines, et j’ai trouvé ça aussi écoeurant que flippant).
Comme l’a écrit récemment une femme qui, elle aussi, m’a beaucoup bousculé (et pour le meilleur), « Tout ce qui est décrit là est d’une horreur et d’une banalité crasses. Et pourtant ça continue. »
Pendant très longtemps, je croyais avoir à peu près conscience de tout cela, mais ces derniers temps, grâce à mes amies, grâce à ma fille et à ses amies, grâce aussi à quelques-unes de mes étudiantes, je me rends compte que j’étais très loin du compte, très loin d’avoir réellement conscience de la banalité des injustices et des souffrances subies encore aujourd’hui par les femmes. J’éprouve de plus en plus souvent une espèce de honte en voyant ce qu’elles subissent, individuellement et collectivement, du simple fait qu’elles sont femmes.
Et puis il y a autre chose, qui me bouscule beaucoup plus: je me rends compte que moi aussi j’ai pu dire ou faire des choses qui ont blessé telle ou telle femme (y compris celles que j’aimais). Je dois bien admettre que moi aussi, par mes mots ou par mes actes, j’ai souvent donné corps à la domination masculine dont je profite.
Nous vivons dans une société où le fait d’être née femme reste globalement un handicap dans la quasi totalité des espaces et des statuts sociaux les plus concurrentiels, ainsi qu’une source de stress et d’angoisse dans de très nombreuses situations, et ce à cause des violences verbales et physiques et des discriminations imposées par des hommes. Une société où les « droits des femmes » , dont c’est aujourd’hui la journée internationale, sont moins garantis et sont davantage remis en cause que ceux des hommes.
Cela porte un nom: patriarcat.
Plus le temps passe, plus je me dis que je n’ai pas envie que ma fille (ni mon fils d’ailleurs) vive dans une telle société – tout en sachant que sur ce critère de l’égalité des droits entre hommes et femmes, beaucoup de sociétés font malheureusement bien pires.
Dans ce tableau peint en 1866, intitulé « La fiancée hésitante » , Auguste Toulmouche décrit une femme qui défie le spectateur d’un regard fier, pour manifester son opposition au mariage arrangé qu’on est en train de lui imposer. Il y a quelques mois, ce tableau a beaucoup été utilisé sur les réseaux sociaux pour illustrer l’indignation silencieuse des femmes au sujet de ce qu’elle subissent.
Que cette indignation soit de moins en moins silencieuse, qu’elle s’exprime, qu’elle soit écoutée et entendue, c’est l’une des rares excellentes choses qui soit en train d’arriver dans cette époque par ailleurs si déprimante.
Et que ce ne soit pas vrai seulement le 8 mars.