Issue du 26ème album de Bob Dylan, celui que je préfère, et pas seulement pour son titre simple et plein d’humanité et de compassion (« Oh mercy »), voici une merveilleuse chanson sur un thème plutôt rare, l’exigence morale et la mauvaise conscience.
« What good am I », c’est d’abord une musique extrêmement sensible et intime, d’une subtilité hallucinante quand on l’écoute plusieurs fois de suite au casque. De bout en bout, le rythme reste lent, scandé par des fragments de silence et par de courtes boucles de guitare qui se renouvellent en permanence, tandis que surgissent ça et là des petites notes de flûte, ainsi que d’autres qui perlent d’un piano, comme des gouttes de pluie atterrissant depuis un toit. Il paraît que sur l’ensemble de l’album, Bob Dylan n’a pas trop apprécié le travail du producteur Daniel Lanois, allant jusqu’à lui reprocher que les chansons « sonnent comme des maquettes ». Personnellement, c’est justement cette sobriété et ces arrangements discrets et instinctifs qui me scotchent.
Quant à la voix de Bob Dylan, moins nasillarde qu’à son habitude, elle lance chaque vers avec gravité, comme on inviterait un élève à réfléchir sur une question existentielle, en laissant un temps de suspension entre chaque vers, et même entre chaque mot sur chacun des « What good am I? » (le dernier de ceux-ci, à 3’25, étant chanté avec une compassion réconfortante).
Et puis il y a ce texte, simple et sublime.
« What good am I », c’est la méditation intime et inquiète d’un homme qui approche de la cinquantaine, qui se penche sur sa vie, sur ces grandes actions comme sur ses petites gestes quotidiens, et qui se pose cette question toute bête: « Est-ce que j’ai été, est-ce que je suis quelqu’un de bien? » Si je suis comme tout le monde (« I if I’m like all the rest »), si je me détourne de celles et ceux qui sont dans la peine (« If I shut myself off so I can’t hear you cry »), si je ne mets pas mes actes en ligne avec mes paroles(« I if I know and don’t do »), si je laisse commettre un mal que j’ai bien clairement sous les yeux (« If I see and don’t say »), si je vois parfaitement ce qu’il faut faire mais si je m’en exonère par manque de colonne vertébrale (« If I freeze in the moment like the rest who don’t try »), si je ris en présence de celles et ceux qui souffrent…, si je m’autorise à faire ce genre de choses, est-ce que je peux dire que je suis quelqu’un de bien?
Ces vers splendides (Bob Dylan n’a pas reçu pour rien le prix Nobel de littérature) me rappellent ce que j’aime dans la philosophie morale, celle des Anciens, de Montaigne, de Spinoza ou de Jankélévitch: on n’en est jamais quitte avec la nécessité de se conduire du mieux qu’on peut – même s’il ne faut pas non plus oublier d’être indulgent avec soi-même, car à l’impossible nul n’est tenu.
Si « What good am I » me touche profondément, c’est parce que cette chanson illustre magnifiquement de ce qu’il y a de désespérément émouvant dans la quête de la bonté et de la générosité. Et cela donne un chef d’oeuvre.
« What good am I if I say foolish things
and I laugh in the face of what sorrow brings
and I just turn my back while you silently die
What good am I? »