Au début des années 90, la presse musicale anglaise essayait de recréer de toutes pièces la rivalité entre les Beatles et les Stones en opposant Oasis et Blur et en posant à tout bout de champ la question de savoir lequel des deux était alors le plus grand groupe anglais (ce qui pour un sujet de sa Majesté signifie plus ou moins « le plus grand groupe du monde »).
Mais il est bien possible qu’à cette question, la réponse était en réalité « Pulp »…
En tous cas cette chanson du groupe de Sheffield est tout à fait exceptionnelle.
Sortie en 1995 sur le cinquième album de Pulp (« A different class »), celui de la consécration commerciale (plus d’un million d’exemplaires vendus rien qu’au Royaume Uni), « Common people » évoque une jeune femme issue de la bourgeoisie aisée que Jarvis Cocker a connue pendant ses études supérieures en arts vidéo au collège Saint-Martin. Il se souvient que cette jeune femme trouvait ça fun d’habiter dans un quartier populaire de Londres et d’y mener la vie de madame Tout-le-monde, de faire ses courses au supermarché, de faire semblant d’être fauchée pour voir ce que ça fait, de coucher avec un type ordinaire dans son genre… Une forme de « class tourism », un « Voyage en terre inconnue » chez les prolos, une façon de s’encanailler à peu de frais, qui commençaient alors à être très en vogue dans les quartiers populaires en pleine gentrification (en France aussi…)
Jarvis Cocker décrit cette jeune fille sans la critiquer frontalement, mais il lui rappelle quand même que la différence entre eux deux, c’est que pour lui cette vie est la vraie et la seule, celle dont il ne peut pas s’extraire, alors qu’au moindre problème, son père à elle pourra lui refiler tout l’argent dont elle aura besoin, ou bien elle pourra être exfiltrée de ce quartier populaire et revenir dans sa classe sociale d’origine. Le morceau de bravoure de « Common people » est une tirade acerbe dans laquelle Jarvis remet sa copine à sa place en lui rappelant que sa précarité à elle est choisie mais sans danger, et qu’elle ne vivra jamais les galères qui sont la vie courante des “gens ordinaires” auxquels il appartient (avant que Pulp ne rencontre le succès, il a multiplié les petits boulots, jusque dans une poissonnerie).
La fin de la chanson est très cruelle pour cette jeune femme: Jarvis Cocker y évoque les moqueries qu’elle subit à cause de toutes les choses stupides et condescendantes qu’elle fait parce qu’elle croit qu’être pauvre, c’est cool. Au rire de l’enfant gâtée qui trouve marrant de singer la précarité répond le rire vengeur et fédérateur des gens ordinaires qui dévoilent l’hypocrisie de la bourgeoisie. Un rire fier, aussi, car il souligne combien cette fille à papa est incapable de la débrouille à laquelle ces common people sont contraints, 365 jours par an.
Habituellement, je n’aime pas du tout les chansons politiques, y compris lorsqu’elles défendent des causes que je partage. Je les trouve presque toujours fort balourdes – malheureusement, il ne suffit pas de mettre vaguement en musique un tract ou un éditorial pour en faire une bonne chanson.
Mais ici, Jarvis Cocker réussit la prouesse de composer et de chanter un morceau subtilement politique et de grande qualité sur le plan littéraire et musical: la montée en puissance de « Common people », l’accélération progressive de son tempo, son énergie ravageuse, en font un tube absolument imparable.
Si « Common people » est une grande chanson politique, un hymne jovial et ironique du prolétariat lower/middle class, des working poors et des jeunes bloqués dans l’ascenseur social, c’est parce qu’elle n’est ni protestataire ni démago, elle ne cloue pas au pilori des vilains en amenant son public à se sentir du côté des gentils: elle se contente de décrire la brutalité quotidienne des rapports de force sociaux et la façon dont ils emprisonnent les individus, les dominé(e)s, mais aussi les dominant(e)s.
À la sortie de l’album, le journal The Observer a publié un article extrêmement élogieux dans lequel « Common people » est carrément portée aux nues: le morceau y est décrit comme « une chanson si parfaite artistiquement, mélodiquement et sociologiquement qu’elle devrait être distribuée à tous les jeunes des classes moyennes en même temps que le droit de vote« .
« Common people » est une chanson sur les gens communs, pour les gens communs, mais qui est hors du commun. C’est la marque d’un grand groupe, un groupe d’une « different class« . Peut-être le plus grand de tous ceux qui existaient à l’époque en Angleterre? Plus grand en tous cas, à mon avis, que Blur et Oasis.
« You’ll never live like common people
You’ll never do whatever common people do
You’ll never fail like common people
You’ll never watch your life slide out of view »