Paul McCartney & Stevie Wonder – « Ebony and ivory »

Quand cette chanson est sortie en 1982, j’avais douze ans. À cet âge, j’étais loin de réfléchir à la politique, et je crois que si je l’avais fait, jamais je n’aurais imaginé que 42 ans plus tard, un parti nationaliste et raciste toquerait à la porte du pouvoir avec une chance sérieuse de le conquérir. Jamais je n’aurais imaginé être aussi angoissé à trois jours d’un deuxième tour d’élections législatives.

Mais à vrai dire, cette angoisse ne date pas d’aujourd’hui. Depuis pas mal d’années, je suis de plus en plus inquiet de voir le fossé se creuser et le conflit se radicaliser entre d’un côté, celles et ceux qui pensent que le métissage culturel et l’ouverture sont des atouts précieux, et de l’autre, celles et ceux qui considèrent que la France est et doit rester blanche et chrétienne, et que l’immigration et l’Islam sont des dangers. Je penche très clairement pour le premier « camp », mais je me désole de plus en plus que ce soit un camp, justement, et même un camp retranché duquel on se permet, avec une bonne conscience inoxydable, de traiter l’ensemble des électeurs et des électrices du RN de demeurés qui ne comprennent rien à rien, de paranos qui fantasment sur des choses imaginaires ou inventées par Cnews, de salauds qui n’ont pas de coeur (voire de fachos ou même de nazis, ce qui, pour l’immense majorité de l’électorat du RN, est tout simplement une ineptie)…

Que le RN soit un parti à l’idéologie nationaliste, raciste et autoritaire, et qu’il soit pour cela extrêmement dangereux, pour moi c’est un fait avéré, et cela suffit pour le considérer comme un ennemi politique (pas comme un adversaire, mais bien comme un ennemi). Dimanche je vais voter à gauche, sans aucune hésitation, et s’il le fallait je n’hésiterais pas non plus à voter pour un candidat macroniste.

Mais je ne crois pas que le fait d’insulter ou de mépriser les sympathisant(e)s du RN ait une chance quelconque de les faire changer d’avis. Au contraire, ça ne fait que les radicaliser, ça ne fait que les convaincre que nous, « gens de gauche », nous sommes décidément des « bobos » déconnectés des réalités que elles et eux observent et subissent au quotidien. On peut trouver ce discours faux, absurde ou abject, mais il est un fait que plus de dix millions de personnes ont voté pour ce parti au premier tour… Cela me consterne, cela m’effraie, mais c’est une réalité dont il faut bien tenir compte, et qui pose des questions à la gauche aussi: il serait temps qu’elle fasse son examen de conscience et qu’elle réfléchisse aux raisons pour lesquelles les catégories populaires votent en masse pour le RN (spoiler: ce n’est pas QUE de la faute de Macron ou de Bolloré).

Hier matin, j’ai découvert le texte d’une « chanson » intitulée « No pasaran », écrite par un collectif de rappeurs dans lequel figure notamment Akhenaton (que j’estimais beaucoup, mais qui n’en finit pas de me décevoir et même de me consterner).

Je comprends la colère face au racisme que subissent en France les personnes d’origine extra-européenne – les contrôles au faciès, la relégation sociale, l’abandon des quartiers populaires, les discriminations variées… Quand on est né en France et quand on subit cela à cause de la couleur de sa peau, je comprends que ça rende dingue et fou furieux. Je comprends aussi la peur que le RN arrive au pouvoir, je la comprends tout à fait, et je la partage pleinement.

Mais enfin quand j’entends dans cette chanson « Jordan t’es mort » , « Marine et Marion les putes / un coup de bâton sur ces chiennes en rut » , « Baise la mère à Bardella » , « Si les fachos passent je vais sortir avec un big calibre » , « la France c’est nous pas ces bâtards » , quand j’y lis un éloge de Kadyrov (celui-là même qui affirme que les homosexuels doivent être éradiqués de la république tchétchène), j’ai envie de poser une question aux gens de gauche qui ferment les yeux devant ce genre de discours masculiniste, sexiste, homophobe et ultraviolent: est-ce que vous auriez l’esprit tranquille si un type ayant ce genre d’idées était le compagnon de votre fille, ou le beau-frère de votre enfant gay? Et est-ce que vous dormiriez bien si des gens partageant de telles idées et une telle manière de les défendre accédaient un jour au pouvoir?

À tout le moins, est-ce que vous pouvez entendre et comprendre que ce genre de discours, ainsi que la complaisance dont ils font trop souvent l’objet à gauche, déroulent le tapis rouge pour le RN en validant, aux yeux de ses électeurs et de ses électrices, leur peur des étrangers et des musulmans, leur conviction que les jeunes des cités représentent une forme de barbarie et qu’il faut « les mater » pour « remettre de l’ordre dans tout ça » ?

Pour moi cette chanson est une chanson de haine, qui plus d’une haine couplée à la bêtise crasse du complotisme (elle dénonce à plusieurs reprises les « francs-maçons » et les « illuminés » qui « contrôlent le monde » , elle affirme « On sait qu’ils veulent nous injecter une puce dans le sang » ). Et cette haine-là, j’ai beau en comprendre les causes, eh bien je dois dire qu’à long terme elle ne me fait pas beaucoup moins peur que celle véhiculée par le RN (qui bien sûr a lui aussi sa propre chanson de haine dans cette campagne, la dégueulasse « Je partira pas » ).

Dans cette campagne abjecte et effroyable, je me sens tellement désemparé que ce soir j’ai eu envie de partager une chanson de respect, de confiance et même d’amour entre les peuples et entre les humains.

Quand je pense aux amis qui me manquent le plus parmi ceux que j’avais à Beauvais, où j’ai vécu 20 ans, les deux premiers prénoms qui me viennent à l’esprit sont Bachir et Olivier. Olivier est né au Cameroun, il a la peau la plus sombre qu’on puisse imaginer, mais il vit, il pense et il se conduit comme n’importe lequel de mes compatriotes européens d’origine. La France est son pays, elle l’a accueilli, et il l’aime. Il EST français, au même titre que moi. Il a épousé une bretonne, ensemble ils ont eu trois belles métisses qui sont tout aussi françaises que mes deux enfants tout blancs.

Si je pense à Olivier en écoutant cette chanson, c’est aussi parce que depuis que nous nous connaissons, il m’appelle l’africain blanc, parce qu’il trouve que j’ai une façon de penser proche de celle des camerounais. Je ne sais pas si c’est une blague. En tous cas le fait est que quand nous sommes ensemble, nous sommes joyeux et tranquilles: « Ebony and ivory / live together in perfect harmony » .

J’espère que ça va durer. J’ai très peur que ce soit de plus en plus en plus difficile, mais j’espère que cela va durer. Je me demande un peu à quoi cela rimerait de vivre dans un monde où la haine a gagné…

« There is good and bad in everyone »

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